11 mars 2214

Le blackout durait depuis quelques heures déjà et pas une seule nouvelle ne filtrait sur la situation actuelle. De ce qu’il pouvait constater, les gens étaient pour la plupart tétanisés, trop habitués à se reposer sur la technologie pour la moindre tâche quotidienne. Les vendeurs étaient désemparés et tentaient de baisser à la main les grilles des magasins, certains tapaient avec insistance sur leur communicateur comme si secouer suffisamment l’appareil allait magiquement le refaire fonctionner normalement. Beaucoup avaient entrepris à pied le retour vers leur domicile – et certains couraient dans les rues, visiblement décidés à profiter de la situation.

Jesse, lui… La situation lui convenait parfaitement – les flics étaient beaucoup trop occupés à tenter de maintenir le calme en ville, les gens passaient trop de temps à se lamenter pour remarquer tous ces petits détails qui faisaient désormais le monde : les alarmes ne fonctionnaient plus, les téléphones non plus. Pile ce qui lui fallait désormais pour abandonner les baraques en ruines de l’entre-deux et augmenter raisonnablement son niveau de vie pour une nuit, voire quelques jours. Il ne perdit donc pas trop de temps – après deux jours et plusieurs annonces des autorités, il avait bien compris que le courant ne reviendrait pas avant un certain temps. Il s’était donc empressé de récupérer son vieux sac à dos et ses quelques possessions, puis s’était mis en route vers les quartiers un peu moins pourris de la ville.

Il jeta son dévolu sur un immeuble du milieu des années 2100, de ce que racontait la plaque commémorative dans l’entrée. Après avoir trainé quelques heures dans le coin et écouté les conversations des gens qui passaient, il s’avérait que le locataire du numéro 301 était à priori parti en voyage ; avec la ville coupée du monde, il était assuré de ne pas revenir avant un bon moment  - la situation parfaite, en somme. Le blond avant donc attendu que la nuit tombe, s’arrangeant pour passer par l’entrée de service et commencer à grimper l’escalier de secours pour accéder au premier étage – apparemment, s’il avait bien suivi, l’imagination des architectes était-elle qu’ils avaient gardé les systèmes d’évacuation des immeubles du vingtième siècle. Et à priori, il devait avoir l’habitude de grimper ce genre de truc, vu la facilité avec laquelle il trouvait certains réflexes – éviter les barreaux qui semblaient ne pas être solide au toucher, ne pas se précipiter pour faire trop de bruit…

Il arriva plutôt rapidement au troisième étage, après deux volées d’escaliers branlants. Là, il s’accroupit devant la fenêtre, tentant de trouver le mécanisme qui l’ouvrirait, avant de se souvenir que le crochetage n’était pas vraiment une discipline dans laquelle il avait des compétences. Tant pis – il enroula sa main dans un vieux sweat et frappa la vitre, fracturant le verre. Encore un ou deux coups et il put passer sa main et ouvrir le loquet. Il souleva la fenêtre et s’introduisit à l’intérieur. C’était désormais parfait : il avait un appartement vide et cosy pour lui tout seul pendant quelques jours. Le seul point noir à l’histoire était l’absence d’internet : il allait devoir chercher la piste d’Aaron à l’ancienne. Mais il avait du temps à revendre - beaucoup de temps.

L’appartement était – de ce qu’il pouvait voir - plutôt confortable, quoi qu’assez mal situé : il était tard et il ne voyait pas à un mètre devant lui, ce qui s’avérerait être un inconvénient certain pour les quelques jours à venir. Le blond posa son sac à dos dans un coin, commençant à déambuler à tâtons dans l’appartement, les bras tendus devant lui dans l’espoir de se repérer un minimum. L’endroit ne semblait pas très grand – ce qu’il avait identifié comme une chambre, une cuisine, un canapé. La salle de bain était probablement attenante à la chambre. Un cosy appartement parfait pour une personne seule ou un couple, en somme : étant donné que le propriétaire n’était visiblement pas là pour un moment, il allait donc pouvoir en profiter sans craindre de déclencher une quelconque alarme.

La prochaine étape, c’était de savoir quoi manger : étant donné que la coupure ne datait que de quelques heures, la nourriture du frigo – s’il y en avait – devait toujours être comestible, ce qui était un bon point. Il entreprit donc de se diriger à l’aveugle vers ce qu’il avait identifié comme un frigo, s’accroupissant pour l’ouvrir et fourrager dedans, ses doigts se refermant sur du vide. A priori, ce débile de propriétaire avait eu la merveilleuse idée de vider son frigo avant de partir, ce qui n’arrangeait pas les affaires du blond. Il poussa un soupir, se retourna et…

Fit face à la silhouette qui se découpait assez nettement à travers la vitre : quelqu’un qui était installé devant la seule source de lumière – si on pouvait appeler ça comme ça – disponible. Il serra les dents. Un autre cambrioleur ? Un voisin intrigué ? Il ouvrit la bouche, prêt à attaquer verbalement l’inconnu, avant de souvenir qu’il n’était pas chez lui, techniquement. Il devait réfléchir vite et bien – les deux n’étaient pas forcément habitués à cohabiter ensemble jusqu’à maintenant. L’ancien plissa les yeux, faisant un pas en avant et posant la main sur la table, son esprit carburant à toute vitesse pour trouver une solution.

« Je peux vous aider ? »

C’était simple et neutre. Si l’autre personne habitait l’immeuble, alors celle-ci connaissait probablement le type qui vivait à l’endroit où il avait élu domicile et risquait donc de foutre en l’air sa planque pour les jours à venir. Si c’était un autre squatteur / cambrioleur, la situation serait moins dramatique vu qu’il n’aurait pas à se justifier. Il devait réfléchir mieux – si c’était le premier choix, quelqu’un qui vivait ici, qui connaissait les habitants, alors il allait devoir trouver quelque chose. Un prêt d’appartement ? Trop fragile comme excuse. Il pouvait aussi s’arranger pour traiter les choses… A sa façon. Mais pour ça…

… Il lui fallait une arme. Histoire d’être menaçant.
… Ça n’allait pas être une partie de plaisir.

Apparemment, c’était une jeune femme qui lui faisait face, de ce qu’il pouvait identifier au son de sa voix. Pas le genre de personne dont il aurait fondamentalement à se méfier, certain de pouvoir avoir l’avantage si jamais un corps à corps avait lieu. Il se détendit donc, laissant sa main effleurer la table et le comptoir dans l’espoir de trouver quelque chose pouvant servir dans le futur immédiat. La personne qui l’avait interrompu ne pénétra toutefois pas dans l’appartement, se contentant de le fixer depuis l’extérieur – au pire, si elle passait malencontreusement par-dessus la rambarde… Eh bien, ce serait simplement classifié en un dramatique cambriolage ayant mal tourné. Mais ils n’en étaient pas encore là. Le blond se savait dans l’obscurité et impossible à identifier, donc il n’avait aucune raison de s’emballer. Il pouvait tout à fait traiter la situation calmement… Et avec mesure. Même si devoir prendre des pincettes l’agaçait, il ne pouvait tout simplement pas prendre le risque qu’une gamine s’enfuit en hurlant qu’un inconnu s’était incrusté chez son voisin.

« Je… vérifie qu’il manque rien ? Mon ami – Dean, le proprio' – est hors de la ville et m’a d’mandé de vérifier de temps en temps son appart’. Avec la coupure de courant, j’me suis dit que ça valait l’coup de v'nir voir si personne ne s’était introduit… Comme tu peux l’constater, c’est loupé. Je check si tout est là et si rien ne semble manquer, mais la nuit est tombée super vite donc j’vois plus grand-chose. T’aurai un truc pour y voir plus clair ? »

Le ton était amical même si les mots étaient légèrement mangés, de cette manière de parler particulière qu’il possédait depuis des années, bien avant de perdre la mémoire ou de se retrouver dans cette époque inconnue. C’était une voix grave et sans menace, celle qui vous donne envie de faire confiance – cette voix que le blond usait à outrance, avant de réduire en morceaux les moindres espoirs de son interlocuteurs. Ses informations étaient exactes – c’était toujours utile de faire de la reconnaissance. Le seul problème restait de savoir si la fille était déjà là quand il avait cassé la vitre ou non.

La fille ne voulait décidément pas se tirer comme une gentille gamine. Ça commençait à l’agacer légèrement – il avait toujours eu un tempérament explosif et n’avait jamais apprécié que quelqu’un se mette en travers de son chemin, même s’il ne s’agissait que d’une gamine. Après tout, sa dernière rencontre avec une « gamine inoffensive » s’était soldée par une cuisante défaite quand cette salope fluorescente lui avait collé sa main dans la tronche. Il en avait gardé un amer arrière-goût d’inachevé – surtout quand l’autre abruti qui accompagnait la pouffe en question s’était tiré avec elle. Un jour, il aurait le temps nécessaire pour régler ses comptes avec le couple en question. Mais pour le moment, il avait d’autres préoccupations – retrouver Aaron, lui faire la peau, se trouver un nouveau logement, ce genre de choses. Et accessoirement, convaincre la gamine qu’il ne représentait absolument aucun danger. Ce qui n’était pas vraiment bien parti.

Sa patience arrivait à sa fin et les questions posées par la gamine commençaient à lui taper sur les nerfs, à tel point qu’il se demandait pourquoi il se trouait le cul à tenter de lui faire croire un mensonge. Il y avait toujours une voie facile, après tout : la vérité toute nue, sans artifice. Celle qui lui ferait certainement tourner les talons en espérant ne jamais le revoir. Après tout, la manière dont elle insistait laissait penser qu’elle l’avait entendu entrer par effraction ici – d’ailleurs, s’il était honnête avec lui-même, elle n’aurait probablement même pas songé à pointer le bout de son nez ici si elle n’avait pas eu un minimum de doute. Il sauta la première question pour passer à la suivante.

« Hm. J’ai perdu ses clefs. En même temps, fallait s’en douter, nan ? On confie pas un trousseau d’clés à quelqu’un qui perd les siennes ~ ».

Le mensonge était faible – vérifier la porte et la fenêtre aurait suffit. Mais soyons honnêtement. Il cherchait juste à gagner du temps. Dean j’me-mêle-d’mon-cul, crétine. Allez, r’tourne chez ta mère là, tu m’as bien gonflé. Essaye simplement de rentrer un peu plus dans c’te pièce et ta jolie tronche va voir trente-six chandelles quand elle va faire connaissance avec m’dame la table… Il avait avancé, lentement, les doigts enroulés autour du manche du couteau de cuisine qu’il avait fini par trouver et glisser dans la poche arrière de son jean. Le sourire presque amical posé sur ses lèvres n’atteignaient pas ses yeux – il faisait probablement vaguement peur comme ça, avec ses joues drues, ses cernes et sa peau pâle ainsi que ses cheveux qui n’avaient pas vu une coupe de cheveux depuis quelques mois. Des futilités par rapport à la tâche qui l’attendait. Il faisait désormais face à la gamine, baigné dans le clair de lune malingre.
Quelqu’un d’intelligent ferait demi-tour.
Mais elle n’était probablement pas très maligne – comme cette pouffiasse fluo.

Il tentait de se maîtriser – pour de vrai. Il respirait doucement, tentant de maîtriser la colère qui grimpait lentement en lui, enroulant ses tentacules autour de son esprit et de son cœur, lui soufflant de toute laisser exploser et de s’en prendre à la fille, même si elle n’avait rien, même si son seul tort était d’être là et de refuser de le laisser tranquille. Elle avait visiblement décidé de lui casser les couilles jusqu’au bout, décidé de ne pas le laisser vagabonder dans cet appartement, comme si elle était concernée, comme si c’était chez elle – ne pouvait-elle pas faire comme le commun des mortels, ne pas se mêler des affaires d’autrui, accepter les mensonges et fermer les yeux ? C’était encore un de ces gamins qui pensait pouvoir devenir un justicier en faisant une bonne action par jour, quelqu’un qui refusait que d’autres ne partagent pas leur notion de la morale et de ce qu’il était correct de faire. Il n’avait désormais qu’une seule et unique ambition : retrouver Aaron et pouvoir lui faire payer la vie qui avait été réduite à néant par ses soins. Et si pour cela il devait détruire quiconque se dresserait en travers de son chemin… Alors il le ferait.

« Désolé, c’est dans ma nature de prendre les gens pour des cons, surtout quand ils font tout pour. Tire-toi, rentre chez toi et oublie c’que t’as vu ici. Ça vaudra mieux pour tous. »

Elle pouvait même appeler la police, pour ce qu’il s’en souciait – après tout, le temps qu’ils arrivent ici, il aurait déjà disparu depuis longtemps, même si ça signifierait abandonner la planque qu’il venait juste de trouver. Il aurait dû rester dans l’entre-deux, se contenter de squatter des appartements délabrés et des immeubles désaffectés. Il allait devoir se tirer, recommencer encore une fois, poursuivre un type qui laissait des cadavres derrière lui comme d’autres laissaient des cailloux blancs. Son poing se serra convulsivement tandis que la petite voix au fond lui chuchotait de se laisser aller, de ne pas résister à ces instincts qu’il ne parvenait plus à contrôler, qui le dévoraient de l’intérieur depuis tout ce temps, comme une maladie qui s’était logé en lui pour ne plus jamais le quitter, ce besoin inassouvissable de voir le sang couler, de sentir l’autre souffrir.

Il avait de plus en plus de mal à rester calme – il sentait la colère glisser sous sa peau, ramper et se nourrir des miettes de ressentiment et de regrets qui trainassaient en surface. C’était plus fort que lui – il ne pouvait plus vivre sans cette compagne qui susurrait à son oreille, qui le guidait et lui indiquait comment faire. C’était sa meilleure chance de retrouver Aaron – cette rage qui ne demandait qu’à détruire tout ce qui se dresserait sur son chemin. Elle exsudait dans chacun de ses mouvements, de la fébrilité de ses mains jusqu’à ses coups d’œil hagards dans les ténèbres. Il n’y arrivait plus. Il avait perdu sa lumière et cette gamine se mettait en travers de son chemin avec ses idées stupides. Il savait qu’il aurait dû partir, trouver un autre coin où squatter, un endroit sans justicière en collant. Mais il ne pouvait pas. C’était une fierté vicieuse et gangrénée, un besoin d’aller à l’encontre de ce qu’elle voulait, de ce que lui voulait. Il voulait partir, il voulait se barrer, il voulait retrouver Aaron et le planter entre les omoplates, il voulait chopper la fille et lui ravager le visage avec ses poings, il voulait le faire hurler et la faire pleurer et regretter. Le besoin et l’envie se mêlaient douloureusement, magma indéfinissable de rage et d’exaspération.

Il bloqua sa respiration, expira lentement, tentant de chasser la brume qui envahissait lentement son esprit et émoussait sa raison.

« Shhhhh. »

Un. Deux. Trois. Compter lentement, - lentement, expirer, noyer la rage et la fureur qui tentaient de prendre le dessus. Elle ignorait tout, ne pensait qu’à son petit confort et sa propre sécurité, oublieuse qu’elle était qu’elle ne savait rien de lui, de jusqu’où il était prêt à aller pour sa vengeance, que laisser une gamine sur le carreau ne serait qu’un moindre mal. Il avait cessé de se voiler la face : Aaron lui avait pris ce à quoi il avait le plus tenu dans sa vie. Plus qu’un Petit Poucet qui l’avait rangé au placard, plus qu’un souvenir abandonné dans un laboratoire – elle avait été tout pour lui, et désormais, ça le rongeait de l’intérieur. Et la seule manière de remplir ce trou, c’était de retrouver Aaron.

Tant pis pour ceux qui se retrouveraient sur son chemin. Même s’il s’agissait d’une gamine somme toute innocente.

Il fit un pas en avant.
Ses doigts toujours enroulés autour du manche du couteau.

C’était le type de personne qu’il détestait. Le genre de personne qui n’allait pas baisser les yeux, qui n’allait pas admettre que le monde ne tournait plus aussi rond qu’avant. Le genre à croire en ces conneries de justice et de « les mauvais seront punis ». Ses grands idéaux façonnés dans on monde idéal, elle pouvait se les garder – se revendiquer plus juste qu’un autre alors qu’au final, elle n’en ferait pas plus. Parce qu’elle allait empêcher un pauvre type de squatter un appartement dont l’occupant n’était pas là, elle aurait cette sensation ineffable d’avoir accompli quelque chose de bien. C’était beaucoup plus que ce qu’il ne pouvait en supporter ; même si son sens tordu de la justice ne s’appliquait qu’à lui et qu’il aurait probablement éclaté quiconque se serait introduit dans son domicile.

Il fit un pas vers elle, et elle se mit en position de combat – poings levés, tête baissée. La jambe en appui en arrière, prête à attaquer comme une lionne en furie – putain, les nanas n’étaient plus ce qu’elles étaient. Il était dans une telle forme physique que ce serait courir au suicide que de l’attaquer tête baissée, mais elle était devant la seule sortie. Et de toute manière, ce n’était pas comme si sa forme mentale était au mieux ; il n’y avait plus qu’une certaine confusion ainsi qu’une absolue foi en ce qui le guidait. Sa main libre tâtonna un peu dans l’obscurité, attrapant la chaise pour s’en servir comme bouclier ; et c’est celle-ci qui arriva la première sur la fille tandis que la main tenant l’arme faisait pivoter celle-ci, tentant d’utiliser le manche pour la sonner, l’abattant sur sa tempe.