C’était une trahison. Une ignominie, une aberration. Un abject souvenir collé à son crâne qui refuse de le quitter. Un ‘entraperçu’ qu’il aurait voulu ne jamais voir.
Il avait vu son cousin Quentin avec cet homme. Ce déchet d’homme. Cette dégénérescence de mammifère bipède qui ressemblait à un être humain.Céras serre les poings dans les poches de sa veste. Il déambule dans la ville comme il ressasse sa colère. Aveuglément. Il exècre comme il aime. Absolument. Il ne voit plus la lumière artificielle projetée par les lampadaires. Il ne sent plus le bitume sous ses pieds. Il n’entend plus les roues des voitures contre le bitume. Il heurte quelqu’un. Il marmonne des excuses qu’il ne pense pas. Qu’il n’entend pas.
Le meurtre de la blonde aux yeux gris. Le meurtre d’une femme qui vendait de la drogue. Une dealeuse, comme disent les hommes de terrain. Dealeuse… Quel horrible nom, quelles horribles sonorités. On avait ouvert une enquête pour elle. Gâchis. Perte de temps. Quentin avait enquêté dessus. Céras avait jeté un œil sur le dossier pour donner une expertise scientifique. Et il avait vu la photo de cet homme-là.Ca canarde. Ca gueule. Ca crie, ça hurle. Le biologiste soudain voit la lumière artificielle, les lampadaires, le bitume, les voitures. Le sang. Des gens ensanglantés. Des gens qui courent… Au milieu de l’effervescence, un homme tient une arme à la main. Il monte dans une voiture. Le caoutchouc de ses pneus crisse. La voiture démarre. Moteur rugissant. Du sang.
~~~
Les forces de l’ordre – ou l’ordre, tout simplement – sont descendues dans la rue. Uniformes et armes visibles. Gueules de matadors mutiques et ordres incisifs. Evacuation, quadrillage, secteur… témoins, suspects. Les mots classiques de ce « type de situation ». Les mots auxquels Céras ne s’habitue pas. Il est resté debout sur le trottoir, au même endroit dans la même posture. Les mains dans les poches et le regard vrillé sur l’homme qu’il a reconnu. Matthias Stock-quelque-chose. Matthias, il a retenu. Parce que la prononciation de son prénom fait claquer la langue contre le palais. Parce que ça a quelque chose comme une claque quand on le prononce.
Quelqu’un lui tape sur l’épaule.
- Vous avez vu la scène ? Vos papiers ?
- J’ai vu la scène, oui. Il montre « ses papiers ». Id déterminé depuis sa naissance.
- Ah ok.
L’agent lui rend « ses papiers ».
De même côté de la barrière.
- Vous allez peut-être pouvoir nous aider. Vous avez vu ce gars tirer ? On a trouvé une arme dans une de ses poches.
Index pointé vers le gars. Céras se retourne. Il voit un gars maigre comme un squelette qui aurait oublié de se couvrir de chair. Roux aux yeux rouges. Des pupilles de chat. Evolve. Monstre. Raclure.
- Il me semble l’avoir vu. Il ment. Oh il ment tellement. Les evolves, il ne les oublie pas. Jamais. S’il l’avait vu, il s’en souviendrait. Les souvenirs des evolves criminels se gravent dans sa mémoire comme dans du granit.
- Vous êtes certain ?
Il hésite.
- Non, je ne suis pas certain. Il ne peut pas mentir plus. Hélas. Les caméras de sécurité seront visionnées. Et alors… alors ils sauraient qu’il s’est trompé ou qu’il a menti. Et la triste vérité éclaterait. Mais au moins, l’evolve aux yeux de chat restera en prison pendant une nuit ou deux. Un petit assainissement de la race humaine. Un minuscule répit dans un océan de déchets.
- Passez pour une déposition demain.
- Oui. Céras repose son regard sur la chose qu’on appelle Matthias. Mais il s’adresse à l’agent qui s’apprête à partir. Les yeux posés sur l’évolve, les mots destinés à l’humain normal.
- Pas d’arrestations ? - Non, nous avons les principaux témoins qui étaient dans l’entrée du restaurant. Et nos hommes sont aux trousses des fuyards. Ça ne devrait plus tarder… On avait juste une question concernant l’evolve armé.
A cette heure, ils manquent sans doute d’effectifs de terrain…
- D’accord. Déception et mécontentement. Rageuse bouderie. S’ils avaient pu mettre l’autre evolve en garde-à-vue… Cela aurait imposé des barreaux entre lui et Quentin. Un mur physique et judiciaire entre eux, cela aurait été bien.
- On vous dépose chez vous en passant ?
- Non merci. J’ai des choses à faire. - Le coin n’est pas sûr. Appelez si vous avez besoin d’aide.
L’agent s’éloigne déjà. La stridence des sirènes couvre sa voix. Les badauds regardent. Le scientifique n’avait pas remarqué les badauds avant. Troupeau de curieux…
- C’est noté.Murmure Céras à l’agent qui est monté dans une camionnette.
Céras se dirige vers l’evolve. Ses semelles souples ne laissent pas de bruit sur le sol. Des soupirs de pas pour un homme habitué aux bureaux et aux laboratoires. Son nom, déjà, quel est son nom ?
Il s’approche. Il a son visage d’evolve plein les yeux. Sa silhouette de sous-être contre les rétines.
- Stockton.C’est cela, Stockton. Le nom de famille est revenu au fur et à mesure qu’il s’approchait de lui.
- Vous êtes souvent là où il y a des ennuis.