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.You don't have to be yourself anymore. [solo // mai 2214]
lost in the grey urban woods
Enoch Livingston

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Enoch Livingston
lost in the grey urban woods



21.04.20 12:38
Il ne tiendrait pas longtemps à ce rythme. Un mois, peut-être moins encore, déjà épuisé qu'il était de cette existence nomade et miséreuse, ayant remarqué que si son caleçon glissait sur ses hanches ce n'était pas la faute d'un élastique usé jusqu'à la ficelle mais sale et mal de sa propre maigreur, laquelle ne lui avait jamais trop sauté à la gorge. Il savait qu'il était maigre, taillé en brindille, en crevette, en papier de cigarette – il n'avait juste jamais constaté qu'il pouvait désormais se peindre des bleus aux coins de son bassin, compter ses côtes debout et regarder le soleil percer rouge à travers ses phalanges, lorsqu'il les levait pour protéger ses iris pacifique de l'ardeur du zénith. Pas besoin d'une calculatrice pour donner raison aux médecins ; pas besoin d'une vitre pour saisir l'objet des regards apitoyés des passants : sa fatigue, sa lassitude, son irrémédiable perte d'énergie ne s'originaient que dans la malnutrition, sinon la sous-nutrition dont il s'était rendu victime. Or, autant s'était-il résolu à être trop courageux pour se suicider, autant se montrait-il trop pleutre pour réclamer la moindre aide qui eût pu l'extirper de sa condition. Trop orgueilleux encore pour reconnaître qu'il avait échoué à subvenir à sa propre existence – la promesse faite à sa mère qu'elle n'aurait plus jamais à s'inquiéter pour lui ? Un relent  de fierté guillotine, prête à s'abattre à l'arrière de sa nuque quand il ne lui resterait plus que la peau sur les os et les os sous la terre, sinon dans la gueule de quelque chien mutant des bas quartiers.
Ce constat amer de sa défaite contre la mécanique biologique l'obligea bientôt à assumer une nouvelle recherche d'emploi, alors même qu'il savait se lancer avec pour obstacles majeurs deux cents ans d'actualité de retard, un manque crucial de qualifications et de compétences professionnelles, et de surcroît une crise socio-économique qui contraignait beaucoup d'entreprises à placer leurs employés en chômage technique, le temps que le courant se rétablît partout en ville. Autant dire que s'il croyait nager parmi les autres candidats de sa génération, il faisait plutôt du sous-marin depuis la berge.

Dans un premier temps, et puisque celui qu'il avait à sa disposition le lui permettait, il se rendit dans les rares fermes et exploitations agricoles que de petites communautés locales avaient fait poussé en lisière de forêt, hors de la ville. Néanmoins, si le printemps bien entamé avait apporté avec lui les récoltes, elles suffisaient à peine à occuper la dizaine d'employés annuels ; Enoch repartit donc vers des horizons plus urbains, non sans s'être vu offrir pour tout dépannage qu'un sac de pommes et une barquette de fraisoires, une de ces curieuses hybridations fruitières du XXIIIe siècle. En s'éloignant, il regretta presque de ne pas s'être présenté plus tôt là-bas. Sa deuxième idée lui vint en croisant au parc deux mères promenant leurs jeunes enfants ; un instant plus tard, il abandonnait cette ambition devant la montagne d'aléas monstrueux que la garde d'enfants impliquait, à commencer par la terreur que lui inspirait un bambin écrasé sur le sol après une chute fatale d'un tabouret. Eurk. Il essaya cependant de démarcher des établissements plus sécurisés en la matière, comme des crèches ou des centres aérés, sauf que les regards suspicieux des matrones à l'entrée lui donnèrent chaque fois des envies de déguerpir en courant, de sorte qu'il finit par renoncer à son tour à une carrière brillante dans les gazouillis et les vomis brocolis du premier âge. Sa troisième idée lui semblait meilleure, sinon la meilleure qu'il eut depuis un moment : aide ménager.  Non pas que récurer les lavabos et rebords de fenêtre de particuliers l'emballait plus que ça, ni que faire les lits d'un hôtel miteux entre minuit et six heures du matin l'enthousiasma beaucoup plus, toutefois il s'imaginait qu'il n'aurait pas besoin de montrer patte blanche ni de dérouler monceaux de diplômes inexistants pour plaire à un employeur esclavagiste. Mauvaise pioche. Non seulement l'expérience nécessaire pour être embauché était bien souvent supérieure à sa propre durée de vie actuelle, mais encore fallait-il en attester, recommandations à l'appui, ou ne serait-ce que prouver la durabilité de son huile de coude au cours de mises en pratique qui le laissèrent sur le carreau ; il essaya trois fois, en trois endroits différents, et ses articulations au sortir de l'épreuve lui faisaient si mal qu'on lui aurait décelé une tendinite au bout de quinze jours. Et même s'il mit cette faiblesse sur le compte direct de sa condition physique immédiate – avec le ventre plein assurément il n'aurait pas à souffrir de ces vertiges hypoglycémiques constants –, il en ressortit dépité et plus amer que jamais.
Une semaine plus tard, il en était toujours au même point. À ceci près que sa réserve de pommes avait fondu comme peau de chagrin – sans parler des fraisoires, qui lui apparaissaient désormais tel un miracle datant de Mathusalem, délivré en cette époque bénie où son nom signifiait encore humain. Aujourd'hui, il se remémorait davantage l'adjectif hébraïque dont il était dérivé, mortel. Et lui ne voulait pas mourir.

Il continuait d'arpenter la ville jusqu'à la tombée du soir à l'affût d'une conversation, d'une annonce même obsolète, d'un indice quelconque pouvant le mener vers son Graal tant recherché, maudissant le capitalisme d'avoir survécu à deux siècles de vilipendes et de décadence, comme si le Moloch de la Bourse, conspué et hué depuis ses origines, persistait à narguer ses détracteurs de haut de sa gloire ternie. Gagner de l'argent pour avoir le droit de manger ! Payer pour vivre, quelle stupidité sans nom ! Il n'y avait bien que les altermondialistes excentriques et les désespérés recalés du système pour penser ainsi ; Enoch ignorait où se placer dans ce panier de crabes. C'est donc l'esprit gémissant en proie aux longs ennuis de son estomac qu'il s'arrêta un instant, l'œil soudain happé par les grandes lettres rosâtres manuscrites qui volubilaient derrière le rideau de fer baissé d'une enseigne, intrigué par ces mots pareils à des luminaires et qu'il n'avait jusqu'à lors jamais vu écrits sur la moindre surface : POSTE à POURVOIR.
Il crut que son myocarde allait lâcher sous le coup de l'espérance.
Debout devant ces boucles et ces déliés tracés au posca pêche, il déchanta néanmoins aussitôt qu'il comprit à quel genre d'établissement il avait affaire, et en lui se bousculèrent résignation et désarroi à la manière d'une vague  s'éclatant au bas d'une falaise. On ne spécifiait rien quant à d'obligatoires titres ou formations, la formule étant aussi lapidaire que son apparence sophistiquée. « Se présenter à l'intérieur en cas d'intérêt. » Par malchance, il n'était que 16 heures, l'heure d'aller récupérer les mômes à l'école et non celle d'ouvrir les débits de spiritueux, encore que cela n'aurait dérangé personne. D'ailleurs, sitôt eut-il intellectualisé cette évidence qu'il entendit des pas derrière lui, suivis de près par une voix rauque et gracieuse dont il était incapable de définir précisément le timbre.
« Salut, tu viens pour l'annonce ? »
Il n'eut pas le loisir de se retourner pour faire face au nouvel arrivant ; de surprise et d'effort mêlés, ses genoux se dérobèrent à la seconde où il pivota et il se sentit basculer en arrière tandis que le monde s'emplissait brusquement d'une odeur musquée mâtinée de shampooing au caramel, de strass pourpres et de frisottis ébène.
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Enoch Livingston

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22.04.20 22:52
Quand il reprit conscience, à peine une minute plus tard, il mit un instant à reconnecter l'ensemble de son corps afin de comprendre le comment de sa posture ; le spaghetti qu'il était devenu l'espace d'un battement de cil avait été rattrapé avant la chute par cette panthère en tulle qui lui avait adressé la parole une seconde auparavant, puis à demi-jeté contre son épaule et, tandis qu'elle s'évertuait à ouvrir d'une main les barrières devant son établissement, elle le soutenait tel un sac de farine, d'une poigne plus ferme que celle d'un lanceur de poids. Ainsi enserré par la taille, son t-shirt de coton pour unique épaisseur entre son torse et celui de la créature, il révisa son jugement premier quant à la concordance entre la réalité et ses croyances. Et presque aussitôt, se mit à remuer pour se libérer de cette emprise embarrassante, rugueuse et poudrée à la fois.
« C'est bon, tu refais surface ? Tu m'as fait peur..! »
Il chouina en guise d'excuse :
« Je peux tenir debout... Merci. »
Mais elle hésita sensiblement à le relâcher, comme si elle craignait qu'il n'en profite pour s'affaler en flaque entre ses doigts. Elle n'y consentit qu'une fois le grillage disparu au sommet de la vitrine, lui confiant avec un petit sourire que bien que le mécanisme ne fonctionnait plus depuis les premières heures du black-out, elle continuait par habitude de barricader l'endroit sans croire une seconde qu'on pourrait en fracturer l'entrée. Enoch se demanda alors qui de la naïveté ou de la bêtise régnait en maître chez elle, et il eut sa réponse dès lors qu'elle lui proposa d'entrer.
Une incommensurable foi en l'humanité.
Il ne sentit pas la force de décliner.

Jamais encore n'avait-il pénétré dans une antre aussi indéfinissable, aussi bigarrée, aussi fantasque que celle-ci. Par bien des aspects elle lui évoquait le domicile de Giovanni, en plus vaste, quoique l'appartement du Flamant n'embaumait pas autant le patchouli ni ne dégoulinait du plafond jusqu'au sol de plantes artificielles aux efflorescences multicolores, que la présence de gigantesques miroirs çà et là rendaient plus luxuriantes qu'un morceau d'Amazonie. Entre la serre tropicale et le club aux lumières rouges, éteintes en cette période, le jeune homme hésitait.
« Quel est cet endroit ? » hasarda-t-il pendant qu'on lui désignait un tabouret haut, en face du comptoir.
Sur la surface laquée du meuble, des volutes nacrées s'enroulaient parfois autour de noms gravés à l'insu du propriétaire, à moins que ce ne fut l'inverse, et les dates griffonnées par le canif d'un écolier venaient entailler les courbes de ces fumerolles irisées, auxquelles il manquait quelques écailles à certains endroits. Un rescapé de la décharge, sans doute.
« Hum... comment pourrais-je te définir cela ? »
L'hôte avait suspendu sa veste en vinyle à une poutre non loin, révélant son corsage de dragon mauve, et farfouillait désormais sous le bar pour changer la batterie amovible du réfrigérateur – rituel devenu quotidien, avec les aller-retours au générateur collectif du quartier, seule source d'énergie publique utilisable par les riverains. À l'observer bouger dans l'espace étriqué de son bar, saisissant là un verre, ici une bouteille, là-bas un couteau en céramique ou une guimauve, juste ci un décapsuleur, afin de lui servir sans en perdre une goutte un soda d'enfant, le Disparu se dit qu'il lui faudrait au moins mille ans pour atteindre semblable dextérité ; le moindre mouvement chez son vis-à-vis paraissait coulé dans du miel, souple et doux, sans accroc superflu, sans brusquerie excessive, et il aurait voulu qu'il lui servît dix autres verres juste pour le revoir soulever le récipient à hauteur d'yeux ou embrocher le chamallow sur son cure-dent. Il préféra admettre tout de suite qu'il ne disposait pas de quoi payer ; le félin ne parut pas s'en offusquer.
« Tu trouveras bien une contrepartie à offrir en échange », lâcha-t-il, mais cela ne sonnait pas du tout comme une menace. « J'étais sérieuse quand je parlais de l'annonce, tu sais. Un gars nous a quitté la semaine dernière parce qu'il s'est maqué et que son copain supportait pas qu'il travaille ici. C'est triste à dire, mais ce n'est pas le premier qui nous quitte pour ce genre de raisons. La place est vacante, à prendre de suite.
Et qu'est-ce que vous faites ici, concrètement ? Noyer les clients par hyperglycémie ? »
Il avait plaisanté par réflexe, peut-être ragaillardi par une gorgée pétillante de cet écœurant breuvage, si agréable sur sa langue. Dans certaines circonstances, l'humour lui servait à tester le degré de sympathie de ses interlocuteurs, et bien qu'il ne se rappelait plus la dernière fois qu'il avait vraiment ri, il était loin d'imaginer qu'avec celle-là, le coma empathique guettait derrière chaque regard. Regard qu'elle avait, sous sa couche de fard azuré, d'un noir éblouissant.
« Oh, non, rien d'aussi facile ! » Son rire grave fit tressaillir sa pomme d'Adam. « Disons que nous servons de compagnie à ceux qui viennent ici. De toutes les façons possibles. »

Enoch leva un sourcil au moment où il se rapprochait de sa paille ; jusqu'à présent il n'avait pas remarqué les rideaux de velours noirs, au fond de la pièce, et ce gouffre qu'ils dissimulaient si mal lui assécha soudain la gorge.
« De la prostitution ? » s'enquit-il, presque innocent. Derrière ses tempes, la vérité s'agglomérait peu à peu, poussière après poussière, éclat après éclat.
« C'est ce dont on nous taxe parfois, en effet. Mais ici, c'est un travail comme un autre, personne ne se force. Il y a mille manières d'offrir de l'agrément à quelqu'un, et chacun a ses exigences. »
La voix, feutrée, gutturale, l'apaisait ; l'atmosphère silencieuse, végétale, le calmait ; la barbe-à-papa liquide qui s'écoulait le long de son œsophage tranquillisait ses nerfs que la disette et l'anxiété avaient usé jusqu'à la corde. Il eut envie de fermer les yeux et de s'assoupir sur-le-champ, la tête entre ses coudes, par-dessus le zinc égratigné, et que la manucure rutilante de son hôte lui masse le crâne en galaxies concentriques. Il se força néanmoins à demeurer éveillé, par égards pour cette gentillesse qu'il ne méritait pas, par curiosité aussi envers ce lieu qui taisait son nom.
« C'est étrange... Avez-vous une sorte de, je ne sais pas, un brouilleur d'ondes ou quelque chose dans ce genre ?
Du tout. Et quand bien même, avec quoi voudrais-tu qu'il fonctionne ? T'en poses, de ces questions ! »
L'interrogation aurait semblé loufoque à n'importe qui, et pour cause. Mais alors qu'il se penchait pour reprendre une nouvelle gorgée de sa boisson, Enoch sentit qu'il mettait le doigt sur une révélation inattendue, laquelle ne tarda plus à se confirmer durant les instants qui suivirent : depuis des mois qu'il se la trimbalait, il avait fini par oublier le sentiment de légèreté qui préexistait à son angoisse. Circonspect, il chercha autour de lui pour être certain qu'il ne se berçait pas d'illusions, qu'il ne rêvait pas en pleine conscience, et dès l'instant où il reconnut la véracité de ce constat, dut rattraper in extremis le sourire qui fleurit sur sa figure. Pour un peu, il se serait giflé.
Son absence. Depuis qu'il avait entendu le timbre de son hôte, la Chimère s'était tue.

Mieux, elle avait purement et simplement disparu.
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Enoch Livingston

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25.04.20 21:38
« Ceux qui échouent ici ne le font jamais par hasard, tu sais. »
Le timbre rocailleux de Kareen – puisque ainsi avait-elle fini par se présenter sans pour autant en attendre la réciproque – percuta de nouveau les voûtes enguirlandées de l'établissement. C'était prononcé avec le ton de la malice, le ton du mystique qui ne se prend pas au sérieux, de sorte qu'Enoch s'abstint de commenter tout ce qui sonnait bizarre dans cette phrase ; trop kitsch, trop commercial pour être vrai, et tellement irréfutable qu'il sentit son affection pour l'hôte augmenter d'un cran, nourrie par un relent d'absurde. Depuis la seconde où il avait posé les fesses sur ce tabouret molletonné, elle n'avait essayé de connaître ni son nom ni son passé, pas même les raisons qui l'avaient amené à s'immobiliser devant cette devanture fermée, mais de temps à autre elle déroulait des perches qu'il faisait exprès de ne pas saisir, des portes entrouvertes dont il laissait béer l'embrasure sans guère chercher à les refermer, juste parce qu'il aimait deviner que, derrière la curiosité latente, il n'y avait en définitive qu'une pure attention désintéressée et cette confidence, constante, cette écoute qu'elle lui offrirait dès la seconde où il en ferait la demande.
Le Fantôme savait. Il savait pour le hasard, qu'il prônait davantage que sa consœur la destinée, il savait faire partie de ceux qui échouent, de ceux qui s'échouent, lamentablement, à l'instar d'une méduse sur une plage de galets, et qui ne rampent non par dépit mais parce qu'on leur a tranché les mollets, parce qu'on leur a sectionné les tendons des chevilles, les rendant inaptes à marcher comme des humains jusqu'à leur guérison. Il savait appartenir à la race de ceux qui se traînent sans destination à rallier, de ceux qui se disent survivre un jour est bien assez jusqu'à perdre le sens dans sa propre absence, alors quand Kareen le scrutait avec ses iris d'onyx depuis le fond de la pièce, quand elle vaquait de table en table, avec ses cuissardes taille 45 et ses sursauts de crinière, pour en nettoyer les surfaces lambrissées tandis qu'il terminait son verre en la suivant des yeux, il ne pouvait s'empêcher de s'interroger, de chercher à comprendre pourquoi, elle, avait échoué ici. En quoi avait-elle bien pu échouer, d'ailleurs, car à admirer qu'elle lui envoyait il songeait qu'une telle créature ne pouvait connaître l'échec, qu'elle était née sculptée depuis un bloc de confiance : une montagne d'assurance, de solidité et d'amour-propre. Tout ce qui, à cet instant, faisait défaut à l'Ancien. Il en vint presque à se demander si, dans l'éventualité où il porterait à son tour un corsage en strass, une jupe de tulle et des bottes en simili-cuir, il gagnerait cette estime de soi qui lui manquait. C'était bien entendu un raisonnement tout à fait idiot – encore que... –, mais il savourait cette bêtise en ce que personne n'était là pour le reprendre et l'agonir, aucune pensée bestiale pour lui rappeler qu'il n'était qu'un abruti sans espoir ni utilité dont la société désirait ardemment l'annihilation.
Ici, il savait qu'il était bien.

Kareen revint après la séance de nettoyage, jeta le torchon par-dessus le comptoir et s'y accouda ensuite côté client, non loin d'Enoch. Sa fragrance entêtante, à la limite de l'enivrement, obligeait ce dernier à ménager ses sinus en respirant par la bouche, ce qui donnait l'impression qu'il était chaque fois sur le point de prendre la parole : un événement qui, bien que ne se produisant jamais, amusait visiblement l'hôte.
« Mellow ne devrait pas tarder à arriver, et ensuite on ouvre officiellement. Tu peux rester si tu souhaites découvrir comme on travaille. »
La suggestion étonna le garçon. Les lieux ressemblaient assez à un bar, sinon à une maison de passe, pour qu'il n'ait pas besoin d'en inspecter les pratiques ; qu'on servît en ces murs de simples spiritueux ou qu'on y échangeât d'autres genres de fluides, cela ne le concernait en rien. Que les autorités compétentes en matière de débits de boisson ou de chair humaine s'en préoccupent elles-mêmes. Ce n'était pas de son ressort. Pourtant, il n'aurait su définir d'où provenait l'impulsion qui courba sa nuque en signe d'assentiment.
Peut-être n'avait-il tout simplement pas envie de partir.

La prophétie se révéla à peine un bouquet de minutes plus tard. Franchissant le seuil de l'établissement, une silhouette malingre, aux longs cheveux de bambou, blonds aux racines et verts aux pointes, affublée d'un t-shirt trop ample enfilé avec nonchalance par-dessus un justaucorps en résille, d'un short si court qu'on se demandait son utilité et de bottines noires à sequins, salua à la cantonade d'une voix fluette avant de piler net face à Enoch.
« C'est l'entretien d'embauche ? J'arrive au mauvais moment ? »
Kareen s'empressa de dissiper le malentendu d'un geste de la main.
« Non, on s'est croisés devant la porte et on discutait juste. Il ne fait que passer. »
La dénommée Mellow haussa un sourcil, dubitative ; ces justifications vaseuses ne semblèrent pas rassasier ses questionnements, bien qu'elle n'essayât pas de creuser plus profond. D'un geste souple, elle envoya – balança ? – son haut de coton rejoindre la veste de sa collègue sur le porte-manteau, ce qui donna l'occasion au Petit Poucet de remarquer qu'il n'était définitivement pas doué pour utiliser les bons pronoms avec les inconnus. Il voulut noyer son erreur dans une gorgée de soda, mais il ne leva son verre que pour s'affliger de sa légèreté ; à son embarras s'ajouta aussitôt une couche de honte à l'idée de s'être montré bêta. Personne néanmoins n'avait réagi.
Mellow était autant en os que Kareen était en muscles, aussi pâle que sa complice était mate, aussi vive et cassante que la seconde était posée et douce. Elle se déplaçait sans fioritures, sans volutes, droite et efficace, brusque parfois, pendant que sa chevelure dessinait des ailes de part et d'autre de son visage pointu ; ce n'était cependant qu'une apparence, car dès que le premier vrai client de la journée se fit connaître, ce prime caractère se fissura et fondit en un clin, remplacé sur-le-champ par une tendresse chaleureuse – une attitude qui seyait beaucoup mieux à son nom. Enoch en fit le commentaire à haute voix :
« Est-ce que ma présence l'a gênée tout à l'heure ? Elle n'avait pas l'air à l'aise. »
Kareen secoua la tête, tout sourire.
« Là, elle travaille, c'est normal. Si tu l'avais dérangée, à cette heure-ci tu serais planqué sous une table pour pas qu'elle te trouve. »
Ce n'était pas du tout rassurant, et malgré cela il en éprouva du soulagement. Quelque part, il avait craint que sa présence en ces lieux, et donc l'amabilité de Kareen à son égard, pût lui être reproché et éclabousser d'inimitié son hôte. Mais c'était sans doute mal connaître les affinités réelles existant entre les deux collègues, dont les différences rehaussaient l'évidente complémentarité.

Moins d'une heure après, les lieux étaient quasiment pleins et l'équipe au complet.
Enoch, lui, n'avait pas bougé.
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29.04.20 22:26
Une nuit entière n'aurait pas été suffisante pour s'abreuver à toutes les couleurs dont irradiait la caverne. Bien que le black-out entravait l'usage de musique – d'habitude omniprésente d'après les dires de Kareen – afin de sauvegarder l'électricité pour les besoins premiers, le murmure des conversations se mêlait aux tintements des verres ou aux froufrous des tissus, recréant une mélopée humaine et fluctuante, bigarrée, cosmopolite, dans laquelle Enoch s'immergeait à défaut d'y participer. En l'absence de la Chimère, il se sentait plus vif, son acuité spirituelle rendue plus fine par l'espace dégagé ; il n'avait plus à se tenir à l'affût de ses désobligeances d'hypocrite, n'avait plus à rentrer le cou sempiternellement en vue de se protéger de ses morsures. Il était de nouveau capable d'entendre autour de lui, de tendre l'oreille à d'infimes chuchotis, de saisir au vol la nuance d'une voix qui ne l'aurait pas fait fuir par instinct. Même s'il n'avait pas sa place ici, il y retrouvait un peu de ce confort qui lui avait tant manqué ces dernières semaines, et s'il n'avait pas deviné d'avance ce que ces larges rideaux noirs camouflaient en arrière-salle, il y serait volontiers parti s'y pelotonner pour passer la nuit à l'intérieur de cet alcôve luxuriant.
La nuit était tombée à l'insu de tous, et l'on avait commencé à allumer de longues bougies dont un astucieux jeu de miroirs démultipliaient l'éclat sans rajouter à la chaleur. De toute manière, la température de la pièce tenait sans aucun doute moins aux flammèches de cire qu'aux appas des feux follets folâtrant avec les clients, lesquels se comptaient sur les doigts d'une main. On n'aurait pu en accueillir beaucoup plus, d'autant que la plupart occupait des tables en solitaire – l'Ancien remarqua néanmoins que deux étrangers hésitaient souvent peu à s'installer côte à côte pour bavarder, entamant avec naturel une conversation qu'ils n'auraient jamais eue en un endroit plus bondé. Plus il observait les comportements des créatures de ce cirque tempéré, plus Enoch louait leur civilité et leur rafraîchissante banalité. Loin de cocher tous les qualificatifs d'ordinaire appliqués à ce type de cloaque, on aurait pu le prendre pour n'importe quel salon de thé un peu cosy, pour un cabaret réservé aux adultes mais dénué des fanfreluches et du tape-à-l'œil écœurant des cinémas pornos. Ici, pas de néons roses ni de traces poisseuses sous les tables, pas non plus de toilettes aux murs couverts de graffitis obscènes ou au carrelage à la propreté douteuse, pas de gestes lubriques à l'angle d'un pilier ou de graveleuses incitations à se faire sauter entre deux poubelles. Les gens prenaient le temps de boire un verre, parfois sans commander autre chose, certains apportaient leur propre repas qu'ils partageaient quelquefois avec un nouvel invité, d'autres demandaient dès leur arrivée si Briarose ou Mellow était disponible tout de suite, patientant ou repartant selon la réponse de Kareen. Cette dernière faisait à l'évidence office de référent auprès des usagers comme de ses collègues, mais si elle traitait celles-là comme des égales, elle recevait en échange une déférence plus nette. Seule sa place, derrière le zinc, et ses bras exempts de bracelets la distinguaient réellement de ses homologues.

« Pourquoi les bracelets ? » interrogea d'ailleurs le Fantôme après un moment à avoir tenté d'en comprendre la signification. Bien qu'ils fussent fabriqués dans la même texture plastique, veloutée, et que leurs teintes changeaient d'une silhouette à l'autre, il ne s'agissait assurément pas de simples accessoires de mode. Il les avait d'abord assimilés à des badges nouvelle génération – on portait bien un anneau métallique d'identification, à cette époque –, sauf qu'il dut réviser son analyse en découvrant que Therry avait ôté quelques-uns des siens après être sortie de derrière les tentures opaques, et qu'elle les avait déposés dans un casier rangé sous le comptoir. L'air intrigué d'Enoch face à cette manœuvre avait fait sourire la tenancière.
« C'est un code. La liste des choses qu'on accepte de faire ou non avec les clients. » Voyant qu'il avait haussé un sourcil, elle avait désigné un panneau à proximité des réserves d'alcool, que le garçon n'avait pas étudié jusque là ; dans la pénombre rougeoyante, il ne discernait pas tous les détails, mais il en comprenait l'intention. Un document préventif, une grille de lecture. Une notice d'utilisation destinée au nouveau joueur. « Les habitués ont fini par l'apprendre par cœur. Sinon, il y a des rappels un peu partout, sur les tables ou ailleurs. Et il suffit de demander en cas de doute. On évite ainsi les déconvenues et on laisse aux filles le droit de choisir les services qu'elles offrent.
Ouais, parce qu'on n'a pas tout le temps envie de se faire enculer cinq jours par semaine », persifla Mellow qui avait surgi derrière le Petit Poucet, un plateau vide au bout du bras. Autour de son poignet gauche, un cercle jaune citron, un autre vert, le dernier rayé de bleu et d'orange. L'esthétique n'avait pas son mot à dire dans l'histoire.
Enoch avait sursauté, pris de court par ce commentaire dont il mit un temps à saisir le double-sens. Peut-être parce qu'il n'y en avait pas : Mellow ne s'embarrassait guère du figuré. Un instant plus tard, elle repartait chargée de trois verres mousseux, ses cheveux claquant dans son dos comme un étendard au-dessus de son short toujours trop court. Kareen poursuivit les explications tout en essuyant la vaisselle :
« On a essayé de rendre le système le plus compréhensible possible ; tout ce qui est porté est un non. Pas la peine d'insister. Si l'une de nous n'exhibe pas telle couleur, c'est qu'elle autorise la prestation. Bras droit, c'est ce qu'elle refuse de faire. Bras gauche, c'est ce qu'elle refuse qu'on lui fasse. Ça change d'un jour sur l'autre, parfois au cours d'une même soirée. Certaines font leur propre quota de cette façon. Tant pis pour ceux qui arrivent trop tard !
Je peux voir ?
Je croyais que tu n'avais pas de quoi te payer un soda ? »
Il s'apprêtait à protester quand elle s'esclaffa – ce n'était qu'une plaisanterie. La pancarte qu'elle décrocha à son attention, en revanche, n'en était pas une. Elle ressemblait en tous points à un menu de café, à ceci près que les tarifs renvoyaient aux prestations proposées, lesquelles étaient affichées sur un fond coloré, différent à chaque ligne. On y lisait ainsi que la masturbation manuelle coûtait vingt dollars, avec un extra en cas de réciprocité, que le déshabillage intégral représentait une pratique en soi, que la langue n'était qu'un complément à appliquer à d'autres spécialités – d'où les rayures sur les bracelets – ou encore que toutes les occupations platoniques étaient mesurées au temps et non à l'action. Néanmoins cette rubrique-là demeurait vague, un chouïa fourre-tout, et une phrase en corps moindre était présentée à côté du rectangle noir : « à l'appréciation des concernés ». C'était si décomplexé qu'Enoch se sentit sourire malgré lui en déchiffrant certaines prestations – et grimacer intérieurement pour d'autres –, puisqu'une liste de courses aurait peu ou prou possédé une allure similaire. Et pourtant, on parlait bien de cunnilingus ou de bondage. Sans surprise, la pénétration se payait le prix fort, qu'elle soit active ou passive. Pas d'acompte. Payable tout de suite.
Le Disparu se retourna dès lors pour admirer la demi-douzaine de créature qui travaillaient cette nuit, Kareen exclue. La faible luminosité rendait les nuances des bracelets peu lisibles de loin, toutefois il ne doutait pas qu'un client saurait distinguer un jaune d'un violet à dix centimètres de ses yeux. Au vu des couleurs à son bras, Mellow avait donc écarté les baisers, la fellation et les massages avec les pieds. Soit. Elle devait avoir ses raisons.
Il eut envie de lui demander pourquoi.
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