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.8:15 AM on Sunday May 21, 1871. [Warren]
lost in the grey urban woods
Enoch Livingston

Feuille de personnage
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Enoch Livingston
lost in the grey urban woods



28.09.18 10:37
Elle le devance d'un pas félin, se déhanche d'un mouvement mutin, et lui la suit à tâtons, craintif, la semelle lourde d'appréhension que ne parvient pas à étouffer entièrement sa détermination. Sur la boue sèche qui cercle l'entrepôt, dans la pénombre descendue des cieux en drapés falots, ses pattes de lion n'empreintent pas, ce qui n'est pas l'apanage de ses propres Converses ; elle le guide autant qu'il l'emmène avec lui, à la suivre tel un chien quand elle l'accompagne façon familier, et ensemble – l'idée lui irrite encore l'encéphale – ils se dirigent en cette soirée claire vers le repère des murènes.
C'est lui qui l'a proposé.
Et elle ne l'en a pas dissuadé, bien au contraire. L'occasion était trop belle pour lui faire la leçon, le traiter de con, l'agonir au sujet de sa stupidité qui décidément rivalisait avec l'intelligence des plus grands esprits de son temps, et elle se délectait de l'entendre se défendre en usant de sa maladresse habituelle, s'opposer à elle par des arguments qu'elle détruisait un par un pour le seul plaisir de le provoquer, de renforcer ses convictions, d'embraser sa volonté. Elle ne lui aurait jamais avoué – quand bien même il l'avait deviné sans savoir le désamorcer – qu'elle se réjouissait trop de le voir de nouveau en lutte à propos des Evolves, de le sentir sans cesse sur le fil du rasoir vis-à-vis de ces questions, car en comparaison il se révélait d'un ennui mortel lorsqu'il s'adonnait à d'autres occupations. Ses interminables soirées à lire, ses sempiternels vagabondages en ville dépourvus d'intérêt, ses fréquentations au ras des pâquerettes... Il ne l'enthousiasmait jamais que lorsque les doutes enflammaient son cerveau et que l'incertitude dévorait son cœur, à l'instant où la nécessité de trancher se faisait imminente, à la seconde même où le mot fulgurait à l'extrémité de ses songeries – Evolve – et aussi sec elle rappliquait ainsi qu'un chat sur le bord de la fenêtre, à miauler contre la vitre jusqu'à ce qu'il lui ouvre. Et il ne manquait en aucun cas de lui ouvrir.
Est-ce qu'il aimait ça ? Qu'elle entre chez lui comme en son foyer, qu'elle s'installe sur ses épaules ou son canapé, et qu'elle crache son venin en secouant ses queues de serpent pendant qu'il essayait de faire le vide dans son esprit ? Assurément non. Cependant, il ne pouvait s'en empêcher. Il avait même fini par s'y habituer, à la convoquer pour lui confronter ses opinions et, à force d'écouter les persiflages dont elle le submergeait en retour, il apprenait à les décortiquer, à trouver les failles dans ses raisonnements, à mettre en lumière les défauts de ses plans. À travailler la distance qu'il plaçait entre les événements et lui. Elle s'en doutait. Et devinant au fur et à mesure les strates de ses réflexions, elle distillait parfois entre deux épaisseurs une information qu'il n'aurait pas été en mesure de dégoter par lui-même. Un souvenir enfoui. Une réminiscence trop infime pour qu'il la remarquât de prime abord. Elle jouait à cache-cache avec les renseignements, mais lui était trop mauvais joueur pour la laisser gagner.

Le message lui était parvenu via le journaliste – exposer ici les méandres et les ramifications qui conduisirent à cette collaboration étant cependant trop long et nécessiterait un sujet entier, nous n’en ferons rien et resterons concentré sur l’affaire qui nous intéresse : ledit gratte-clavier avait fourni matière à son enquête – ; des interrogations bien placées, un soupçon de cohérence et deux louches de patience avaient fait le reste. Ne subsistait plus qu’un sac percé rempli de courage et deux ou trois bricoles utiles lors d’un raid semi-nocturne en terrain inconnu et privé d’électronique, à savoir un vieux Leica mécanique, quelques cyalumes et capsules fumigènes, ainsi qu’un plan précis des lieux appris par cœur. Bien qu’équipé de la sorte, Enoch n’ignorait pas la dangerosité de l’expédition, caractère que lui répétait à l’envi la Chimère collée à ses basques. De surcroît, il n’en était pas à ses premières embrouilles ni à son premier fiasco, mais il comptait sur les éléments naturels – ou son culot – pour se tirer des emmerdes. Après tout, l’avantage du black-out était d’avoir mis tous les habitants de Madison pratiquement sur un pied d’égalité une fois le crépuscule tombé.
Afin d’éviter d’être remarqué dès son arrivée sur les lieux, le Disparu emprunta la voie de garage en se faufilant derrière le bâtiment ciblé. Il était fort probable que tous les invités de ce conciliabule aient une intention similaire, dans le but d’esquiver d’éventuelles patrouilles en cette période de couvre-feu, et que s’y rendre par la porte de devant était exceptionnellement une attitude plus logique – néanmoins elle était fermée d’une épaisse chaîne. L’entrepôt en lui-même ne montait pas haut, vaste hangar plane doté d’un sous-sol ; pour ne pas que des signaux lumineux soient constatés, Enoch était convaincu que les membres de Searsmont se logeraient sous terre. Une théorie confirmée à l’instant où il jeta un coup d’œil à travers une vitre crasseuse et ne découvrit aucune forme de vie ou d’agitation en surface, parmi les anciennes machines mises à l’arrêt forcé et les cargaisons de matériel.

« Vas-y et préviens-moi si tu vois quelque chose », chuchota-t-il à l’adresse de l’animal à ses côtés, ce à quoi elle répondit aussitôt d’un feulement acide : Tu m’as prise pour une perruche ? Débrouille-toi et ferme-la. Ces échanges-ci, pour ce qu’ils contenaient d’évidence, lui rappelait par chance qu’elle ne percevait que ce que lui-même percevait – car elle n’existait que pour lui. Il se faufila dès lors à l’intérieur du bâtiment à travers un trou découpé dans le grillage, signe que quelqu’un au moins l’avait précédé, puis il progressa avec précaution jusqu’à trouver les accès aux salles souterraines. La carte du complexe flottait dans sa conscience, le dessin des escaliers, le tracé des murs, hormis les meubles et autres éléments mobiles qu’il n’aurait pu inventer. En avançant, il priait n’importe quoi et n’importe comment pour ne pas rentrer en collision avec une canette vide ou un boîtier quelconque dont le heurt aurait résonné partout dans l’espace. Il se devait d’être extrêmement prudent. Le joker du bluff ne marcherait qu’une fois. Et ces types-là ne plaisantaient pas.
Où les dénicher ? L’Ancien ignorait s’il était arrivé trop tôt ou trop tard, si les réjouissances avaient déjà commencé ou étaient terminées depuis longtemps. Il n’entendait rien. Rien que le frou-frou de sa respiration et les frottements de ses chaussures sur le sol bétonné. Jusqu’à ce que, dans son dos, provenant de l’étage supérieur, des murmures percent soudain le silence. Aussitôt il s’introduisit dans la première pièce dont il trouva la poignée sous ses paumes – personne ne l’avait verrouillée – et, dans le gris d’obscurité qui voilait ses prunelles, essaya de dégoter une cachette plausible.
Il y a un bureau creux à droite. Dessous. Ni une ni deux, le garçon s’y jeta comme d’autres se jettent dans leur lit après une dure journée. Il avait peut-être pu s’y endormir, d’ailleurs, s’il n’avait pas eu le myocarde sur le point de rompre de peur. Pitié qu’ils ne rentrent pas dans cette salle. Pitié que ce ne soit pas là qu’ils aient prévu de se rassembler pour leur communion illégale. Pitié. Les voix qui se rapprochent, les froissements des tissus, les pas. Qui montent et montent et s’immobilisent. Juste là.

Et merde.
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