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.L'animal en nous. [Solo - Juin 2213] /Clos/
lost in the grey urban woods
Enoch Livingston

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Enoch Livingston
lost in the grey urban woods



22.12.15 23:14
Premier jour

Son premier réflexe, sitôt qu'il avait été seul, fut de courir. Courir en direction des bois, tel un retour aux sources, ne s'arrêter que lorsqu'il fut sûr que les pavés de la ville avaient disparu de sous ses semelles, qu'une fois que les toits des immeubles fussent remplacés par les cimes verdoyantes. Oh, il avait dû mourir trois fois en chemin, épuisé, essoufflé, mais il était reparti la peur au ventre, certain que s'il s'immobilisait de trop un Eraser lui tomberait dessus et découvrirait son nouveau secret. Naguère il avait abandonné Chaze, ou Chaze l'avait abandonné, il ne savait plus très bien, à moins qu'ils ne se fussent séparés d'un commun accord, et Enoch avait aussitôt pris la trajectoire des loups – s'échapper dans la forêt, trouver refuge sous les arbres et y demeurer jusqu'à ce que l'orage s'éloigne. Bien entendu, il n'ignorait pas que l'orage en question le suivait à la trace et que partout où il se trouverait, le tonnerre ne cesserait de gronder à l'intérieur de son crâne, pour un temps indéterminé, une longueur d'ondes indéfinie. En se déplaçant ainsi, il se contentait de déplacer la tempête collée à ses basques. Et tandis qu'il courait, il se demandait si les Evolves qu'il connaissait, Shane, Fredigan, Alice ou Anselme, pour ne citer qu'eux, avaient eu les mêmes réactions que lui aux premiers jours, s'ils avaient regardé leurs mains sans plus savoir si elles étaient encore les leurs, s'ils avaient couru nulle part dans l'espoir d'effacer la réalité. S'ils avaient eu la frousse aux trousses, eux aussi. Parce que lui, de toute évidence, ne s'en remettait pas.

Il avait pourtant intégré la nouvelle, accusé le coup, avec un sang-froid qui l'étonnait encore rétrospectivement ; sans doute le fait que sa condition ne fût qu'éphémère lui permettait-il de prendre du recul, une distance raisonnable d'avec les événements. Mais il restait tant de choses, tant d'émotions contenues qu'il lui semblait que ce n'étaient pas ses poumons qui étaient sur le point d'exploser mais sa cervelle, broyée sous le poids de la vérité. Vérité douce-amère, qu'il avait cherchée fut un temps lointain, et qui, maintenant qu'il l'appréhendait du dedans, présentait son lot d'horreurs et de réjouissances. Voilà. Il était Evolve à présent. Il serait, pour un jour, une semaine, un mois, une créature dont il avait essayé de percer les secrets deux siècles auparavant, dont la quête lui avait valu de se heurter à des murs infranchissables. Qu'il avait cru infranchissables. Et ces mêmes créatures qu'il avait observées depuis l'autre côté de la barrière, voici désormais qu'il en faisait partie ; les grillages n'avait guère changé de place, seul lui avait mué. Terreur et curiosité se bousculaient pêle-mêle dans son thorax.

Enfin, au bout de sa course éreintante, après avoir autant de fois perdu sa route qu'espoir, Enoch aperçut le toit boisé de la Cabane. Il la vit, adossée à un chêne, construite avec patience et minutie, l’œuvre de Talweg offerte à ses amis et à leurs réunions loin du monde des adultes, cette petite maisonnette où tenir à dix relève du miracle, où l'on s'allonge en un méli-mélo de bras, de jambes et de sacs de couchage, où l'unique placard en hauteur regorge toujours de crêpes au chocolat, de biscuits-pistaches et de lait concentré sucré et où lorsqu'il pleut, le ciel paraît s'écrouler sur votre tête. Il l'avait aimée dès la première nuit, quand il l'avait transformée en abri sans savoir qu'elle appartenait à une bande de mioches de Madison ; il y avait dormi, insouciant de toute question d'appartenance, et elle l'avait protégé du froid et de l'obscurité pendant qu'il pleurait de solitude, égaré dans ce monde qui n'était plus le sien. Puis il avait rencontré les propriétaires – une parodie grunge de Blanche-neige – et, s'il n'avait pas eu affaire à ces cinq nains parmi les plus compatissants et les plus généreux de cette foutue planète, peut-être n'en serait-il pas là à cette heure. C'est-à-dire revenu à son point de départ, assis sur un pouf aussi vieux que lui, à attendre qu'Anselme le rejoigne.  
Il lui avait envoyé un message à l'instant où il franchissait l'orée des bois, lui demandant s'il pouvait venir à la cabane dès qu'il le pourrait tout en gardant secret ses raisons. Ce serait plus simple de lui expliquer en face, songeait-il, ou du moins il aurait l'occasion d'approfondir l'histoire en plus de cent quarante caractères, gestes à l'appui, et par la suite confronter leurs réflexions sur le schmilblick. Du club des cinq, Anselme était en effet, avec Nolan, celui dont le fantôme se sentait le plus proche ; son statut d'enfant unique, son goût pour les ailleurs et son intelligence sans prétention, encore teintée de naïveté, lui rappelait souvent avec sympathie le jeune adolescent qu'il avait été.
Ma période préférée. Une argile parfaite, une éponge exceptionnelle, vous gobez tout à cet âge, c'est dingue, toutes vos peurs et vos orgueils se cristallisent d'un seul coup, bam, droit dans la boîte de Pandore. C'est l'heure des flambées hormonales et des éruptions sentimentales, le tsunami des émotions dans votre encéphale, à tout ingérer comme des affamés ! Quand je fouille dans ta mémoire, mon cageot, c'est à cet endroit que je me régale le plus, un vrai bazar ta jeunesse, le capharnaüm de ta vie, gars, je suis sûr que tu ignores la moitié des trucs que j'y découvre. Tu l'as planqué tout au fond, tu l'as oublié sous les souvenirs, surtout que je ne m'en rappelle pas, c'est trop douloureux, bouh, mais c'est de la nourriture de premier choix pour moi, vil cachottier ; c'est là que végète ton Moi, tes élans de Ça, va le nier pour voir, tu n'oserais pas taire tes petites expériences de...

Combien de temps Enoch demeura-t-il prostré ainsi, genoux ramenés contre son torse, le front baissé sur ses rotules, à écouter cette chimère ? Combien de temps endura-t-il les vertiges, le siphon sans fin dans lequel son environnement était prisonnier et qui tournait, tournait, sans discontinuer, tournait toujours dès qu'il essayait de relever la figure ? Des envies de rendre permanentes et ce sommeil qui le prenait, le recrachait quelques minutes après, le rattrapait de nouveau et le vomissait encore, le rendant à la conscience plus faible qu'il ne l'avait quittée, incapable de réfléchir plus de deux secondes aux moyens d'enrayer la machinerie. Les images et les timbres se percutaient brutalement derrière ses paupières, en fond sonore du monologue bestial, les discussions passées, les frictions, informations, odeurs, motifs lumières, bruits, regards, couleurs, coups, leurres, chuchotements, cris, secousses, le monde en trop dense, insupportablement dense, qui lui broyait toute volonté, toute raison malgré ses paumes pressées en vain sur ses oreilles pour s'isoler du fracas interne, malgré ses suppliques pour faire cesser cet atroce brouhaha.
« Enoch ? T'es là ? »
La voix d'Anselme, alourdie d'une nuance inquiète. La porte qui lentement s'ouvre, avec une prudence d'enfant.
« Hé, y a quelqu... »
La soudaine rupture dans la phrase poussa Enoch à lever le visage pour comprendre ; c'était bien Anselme sur le seuil, la tignasse blonde en bataille, le bras droit retenu par une attelle métallique, en train de retirer ses écouteurs tout en observant quelque chose au plafond – pas une araignée, non, cela aurait été trop banal – avec sa bouche qui décrivait une voyelle surprise, un air anxieux sur le museau, presque effrayé. Il y avait de quoi. Sans faire l'effort de lui répondre d'abord, l'Ancien découvrit à son tour le pourquoi de ce silence dont il était responsable, coupable même, et tout son corps se crispa davantage devant ce spectacle auquel il ne s'habituait guère. Cette fois-ci, les quatre murs de la cabane avaient été repeints en blanc et gris selon des formes géométriques, un amalgame brouillon d'illusions d'optique et de maquette d'hôpital habitée par des ombres filiformes, aux membres tentaculaires, qui puisait dans ses peurs cliniques. Nul doute qu'une de ces noires silhouettes représentât Schrödinger, le scientifique qui l'avait mis dans cet état, peut-être la plus imposante de toutes, celle qui étendait ses bras sur les quatre parois, la tête fichée au plafond comme pour mieux les engloutir. Quant aux autres, il ne chercha pas à les identifier ; peinturlurées de la sorte, elles lui fichaient une trouille bleue.  
« C'est toi... qu'as fait ça ? » interrogea le gamin tandis qu'il se délestait de son sac, esquissant un pas méfiant vers son aîné. Il craignait qu'un bref mouvement eût mis l'ensemble du tableau en branle, ou pire, que les dessins se fussent animés selon une mauvaise intention, semblables à ces décors qui prennent vie pour dévorer leurs créateurs dans les films de genre. Enoch acquiesça, au bord de l'évanouissement. Puis, d'une voix neigeuse, il tenta de se justifier :
« C'est pour cela que je t'ai appelé. Je vais t'expliquer... Juste, est-ce que tu voudras bien... m'apprendre à contrôler ce truc ? »
Stupéfait, Anselme le dévisagea un long moment, incapable de prononcer un mot. Ses yeux glissèrent de l'Ancien aux murs, des murs à l'Ancien, de l'Ancien au sol et, finalement, il ne sut même pas s'il avait dit oui.
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Enoch Livingston

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Enoch Livingston
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23.12.15 15:26
Pendant qu'Anselme marchait sur des œufs comme s'il craignait de salir cette peinture imitative, jusqu'à atteindre un tabouret sur lequel il se percha avec précaution, Enoch glissa une main tremblante dans sa frange, s'étonnant qu'elle fût humide ; son agitation nerveuse avait dû le faire transpirer, à moins que ce ne fût un début de fièvre. La présence de l'adolescent ne parvenait pas à le rassurer complètement, néanmoins il lui était reconnaissant de s'être déplacé, de lui avoir renvoyé sur son bracelet un message qu'il n'avait pas lu et qui disait Okay, je fais vite et de se préparer maintenant à l'écouter, tout a-priori mis de côté, avec cette attention que seuls possèdent les amis. Un moment, le fantôme hésita entre la version longue ou la version courte pour raconter son histoire, mais ses capacités orales étant sérieusement entamées, il opta en dernier recours pour l'express. De plus, il possédait trop peu d'éléments pour proposer une thèse entière, et la tentation d'occulter certains pans du récit l'autoriserait par la suite à protéger le gamin d'un danger auquel il ne donnait pas de nom – il ne souhaitait guère l'impliquer outre-mesure dans cet engrenage rouillé.
« C'est comme cela depuis ce matin. Je suis allé à l'hôpital pour une prise de sang et, en ressortant, j'étais capable de faire ce genre de choses... C'est temporaire, un test en milieu naturel, paraît-il.
Parce que tu t'es porté volontaire ? »
Son ton soulevait comme un voile de reproche.
« Non, non... Je correspondais à des critères qui les arrangeaient, un Disparu sans attaches, idéal pour eux.
Qui eux ?
Je ne sais pas. Schrödinger, ils ont dit. Ça te parle ?
À part le chat, répliqua Anselme, que le conte inquiétait de plus en plus, non. Alors on ne t'a pas demandé ton avis ?
Tu penses... J'aurais refusé. »
L'adolescent hocha la tête, consciencieux. Au fur et à mesure de leur conversation, les murs retrouvaient leur aspect d'antan, les couleurs se fondaient dans le bois, les ombres s'évaporaient sans bruit et les tracés géométriques, perdant de leur rigueur mathématique, s'échappèrent dans les rainures des planches à la manière de cheveux d'argent. Bientôt, la cabane reprit son apparence d'origine, chaleureuse, ce qui aida les deux complices à mieux respirer. Ils échangèrent un regard lourd d'intentions, l'un comme l'autre, mais aucun des deux ne fit l'offrande de ses véritables interrogations ; ils demeurèrent en surface, partagèrent des informations de maigre substance, impropres à dissiper leur ignorance, jusqu'à ce qu'Anselme revînt sur la question première, tout à coup aussi grave qu'un professeur de psychanalyse :
« Et donc tu voudrais que je t'aide à maîtriser ce pouvoir-là ? Même si tu le gardes que pour trois jours ?
Oui. Mais si j'ai bien compris ce que l'on m'a dit, et quand je vois ce que j'ai déjà subi depuis plusieurs heures, j'en déduis qu'il y a peu de chance que je sois guéri à la fin de la semaine. Schrödinger a dû anticiper et se dire que, s'il voulait obtenir des résultats durables, il fallait mettre la dose. Et sans doute a-t-il pensé, d'une façon ou d'une autre, qu'il pourrait me surveiller sur le long terme.
Mais tu lui as filé entre les pattes et, comme il a fait ça à l'insu des autres scientifiques ou de la milice, il ne peut pas demander à ce que tu sois recherché sans attirer l'attention sur ce qu'il a fait, et donc se mettre tout seul dans la panade. »
Enoch eut un léger sourire. La sensation d'être compris avant même de finaliser son propos était des plus enthousiasmantes, a fortiori puisqu'il n'affleurait aucun rejet dans l'attitude du blondinet, seulement une sympathie loyale, un peu anxieuse certes, mais intéressée par ce complot bizarroïde auquel il était désormais convié en tant que confident.

« Et pourquoi tu veux que je t'aide ? Tu ne peux pas juste attendre que ça passe ? Tu restes ici, comme avant, je préviens les autres pour qu'il n'y ait pas de problème et, quand c'est réglé, tu repars ? Ce ne serait pas plus facile ? »
Qu'il est mignon, ce petit, candide. Touchant, vraiment touchant. Il s'inquiète pour toi. Mais quel abruti ! Il vit dans son monde, papa-maman prennent soin de lui, il ne manque de rien, il décolle comme une baudruche et quelqu'un arrive pour le rattraper, tout va bien dans le meilleur des mondes ! Il ne s'imagine même pas que pour toi, ma chère prison, c'est un calvaire supplémentaire – je suis horrible, je sais, tu peux me le dire, ça me flatte – que t'as une peur bleue de te faire pucer, qu'on te traite comme un animal à cause de moi, nooon, il n'y pense même pas, lui qu'est déjà marqué, fiché, enregistré comme une vulgaire donnée, servile en plus de ça, et il voudrait que tu vives comme lui ! Il n'a pas compris que toi et moi, c'est pour la vie ? Temporaire mon cul, oui, il n'y a d'important que le présent, et le présent c'est moi qui le détiens, tu m'entends, c'est moi qui décide, et si je décide de vous cracher à la gueule, je vous crache à la gueule ! Tu veux me contrôler ? Essaie toujours. Tu n'es qu'un récipient, Enoch, une bouteille vide, sans moi tu es creux, plus creux qu'une vieille souche, tu n'y arriveras pas, je suis trop puissant pour ton insignifiance, essaie, vas-y, que je me marre ! Ou préfères-tu abdiquer tout de suite, reconnaître ta défaite et me laisser faire ce que je veux en te planquant pour ne pas te faire attraper ? Choisis, coco, que je rigole un coup...
« Je ne crois pas que ce sera plus facile, Ans'... Elle va m'empoisonner l'existence jusqu'à ce que je cède. Si tu l'entendais, tu comprendrais à quel point elle est dangereuse, à quel point seul le pouvoir l'intéresse... Et si je ne fais rien, elle va gagner. Si je lui donne raison, si je n'essaye même pas de lutter... Il faut au moins que j'essaye, tu comprends ? »
Le gamin, mal à l'aise, acquiesça. Et se mit à gigoter sur son tabouret pour chasser les fourmis dans ses jambes.
« Je comprends mais... C'est qui, elle ? »
Bah, moi, ducon. Il est drôle, le petiot. Tu côtoies souvent des boulets pareils ou bien ? Enoch écrasa son pouce sur son sternum, à court de qualificatif pour décrire une entité qu'il était seul à percevoir, un Hyde à la forme bestiale, au lexique acerbe, imbu de lui-même. Une banshee nichée dans un repli de sa matière grise, une reine fantomatique conspuant l'univers tout entier à longueur de temps, avec qui il devrait composer durant les prochaines semaines. Une plaie. Littéralement. N'importe quel vocable dépréciatif aurait pu lui convenir, sans jamais la circonscrire tout à fait. D'où l'impasse pour lui donner un sens. Elle était une voix, une sorcière, une créature infernale ; l'incarnation de ce don qu'il n'avait pas voulu, une gorgone manipulatrice, une chimère odieuse.
« Elle, c'est... ce monstre... qui me parle dedans. »
Elle était simplement lui, mais il ne le savait pas encore.
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Enoch Livingston

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24.12.15 19:20
Troisième jour

« Tu forces trop, Enoch. T'as l'air constipé ! »
En apnée depuis de longues minutes, le fantôme s'extirpa de sa concentration comme un plongeur prend une grande goulée d'air au sortir de l'eau ; la chevelure ruisselante et les poumons atrophiés en moins, le garçon s'arracha à l'état de pétrification dans lequel il s'était enfoncé depuis il-ne-savait-quand, jeta un œil ahuri sur Anselme qui riait sous cape puis s'empêcha confusément de l'imiter, les doigts devant la bouche.
« Pardon ! Je ne m'en suis pas rendu compte... »
En face de lui, le gamin rongeait un bâtonnet de caramel en le regardant s'escrimer sur le malheureux mur de la cabane. Durant un quart d'heure plein, avec une application de mosaïste, Enoch s'était mis à le fixer, le fixer, le fixer, tellement fort que ses veines auraient sailli le long de ses tempes, avec l'ambition de plaquer sur le support un élément singulier – selon les conseils du jeune Evolve, il avait réduit sa pensée à un mot, un seul, afin de se focaliser davantage sur ses sonorités. Il avait d'abord essayé avec une image complète, un panorama trié au hasard de ses souvenirs, mais il comprit bien vite que la rigueur artistique, la précision demandée par son don ne lui permettrait pas de reproduire correctement la photographie. Il aurait fallu connaître la moindre parcelle du cliché, retranscrire tous les détails de la rue, du trottoir aux réverbères, de la couleur d'une cravate au gobelet oublié sur un banc, et n'importe qui sait que la mémoire est atrocement faillible, qu'elle réclame une marmite pour n'en retenir qu'une louche, et que vouloir reproduire un instant t nous oblige à retrouver des morceaux plus infimes qu'une seconde. Impossible. Autant essayer de peindre l'Everest grandeur nature – il se tuerait à la tâche avant même d'avoir posé son chevalet. Non, Enoch avait donc dû revoir sa volonté à la baisse, même si cela gênait son orgueil. Et plus qu'un mot, toujours trop diffus, c'était désormais une lettre qui lui occupait l'esprit de fond en comble, une unique lettre, a qu'il se répétait en boucle pour la transposer sur le mur.
A. Sa parole n'était plus qu'un a, ses idées un a, son corps un a, le chant des oiseaux un a, le parquet un a, la respiration d'Anselme un a, tout un a, a, a, juste cette lettre, pour l'imprimer de son propre chef, parce qu'il le voulait, parce qu'il se l'imposait, a, sale chimère de merde, a, il y arriverait tout seul, a, elle ne pourrait le dominer plus longtemps dès lorsqu'il réussirait à écrire ce a sur la façade, a, encore a, putain de aaaaaa. A noir, a bleu, a rouge, a de l'arc-en-ciel, a d'amour et d'amitié, a de haine, de rage, d'angoisse, a de bois et de chair, sang a, sans a, a partout, le a, première lettre de l'alphabet, B.A.-BA de la parole, l'extrémité nord de l'humanité, le commencement du monde logique, de l'articulation, a moi, a soi, a nous, eurêka, a, a, a.  

« ...noch. Enoch ? Enoch ! »
Encore son nom, qui le tirait de son exercice. Il s'était de nouveau abîmé sans en avoir conscience, revenu à ses fondamentaux linguistiques, oubliant qu'Anselme le chaperonnait tant bien que mal – et plutôt mal que bien – tandis qu'à ses pieds s'étaient multipliés par trois les emballages de caramel. Combien de temps s'était-il écoulé entre leur dernier échange ? Cela ressemblait à s'y méprendre à une anesthésie générale, la chirurgie opératoire en moins, en dépit d'une légère douleur au crâne.
« Oui ? Sa langue avait la texture d'un gros grumeau dans un bol de pâte à crêpe.
Tu m'entends pas... J'ai dit que Nolan nous rejoignait dans deux secondes. »
Le fantôme hocha la tête machinalement, en silence. Il était pourtant ravi de revoir le jeune Philippin, mais incapable d'exprimer son enthousiasme, incapable de puiser dans son vocabulaire pour traduire sa gaieté. Analphabète. Un a, encore. Alors il déglutit, sourit en guise de réponse et, les deux secondes plus tard, la minuscule porte de la cabane s'ouvrit sur une tortue bariolée, l'échine courbée sous une immense casserole, qui brandissait un sac en papier huileux avec un air victorieux.
« Qui veut des fa'apapa ? Ma mère en a fait pour le goûter !
Salut Pen.
Yo, Google. Salut Enoch ! T'as faim ? J'demande pas à Ans', vu le carnage... R.I.P. Hershey's.
C'est parce qu'il me faut du sucre pour réfléchir !
Oui, et moi un aller-retour pour Upolu.
T'es pas drôle, Pen. Merci pour les pains. »
Le nouveau-venu tendit le sachet à Anselme puis à Enoch qui, ravi de goûter une nouvelle fois aux talents culinaires de madame Hawke, ne se priva pas ; il avala les morceaux les uns après les autres avec un délice visible, laissant la saveur coco fondre sur ses maux de tête. De son côté, Nolan se déchargea de sa carapace, une carapace qui était en réalité un énorme wok bosselé de partout, dans lequel il aurait pu tenir assis en tailleur, et qu'il posa retourné devant lui pour en tapoter la fonte en divers endroits – des vibrations chaudes s'échappèrent, limpides et sereines, chaque fois que le Samoan heurta le métal du bout des doigts. Ses yeux noisette, pétillants, attirèrent bientôt l'attention de l'Ancien :
« Alors tu t'entraînes, m'a dit Google ? T'y arrives ? »
Le petit poucet secoua la tête, dépité. Même s'il ne s'y était mis que l'avant-veille, il avait l'impression qu'il ne créerait jamais rien sans que la Chimère n'en fût responsable, qu'il lui serait impossible de décider par lui-même de ce qu'il désirait peindre. Elle le narguait, lui foutait des bâtons dans les roues, l'abîmait de l'intérieur en lui bouffant ses souvenirs, et chaque fois qu'il essayait de se concentrer, il l'entendait ricaner le long de sa moelle épinière. Il n'avait fait que cela depuis un couple de jours : contempler un mur en songeant à une lettre, rompre le fil de sa conscience une fois sur deux, se réveiller hagard dans un environnement qu'il ne reconnaissait qu'après plusieurs secondes. Son esprit décrochait, de plus en plus.

« Et si t'y ajoutais des gestes ? »
À l'unisson, les deux Evolves se tournèrent vers Nolan, une lueur curieuse sur le visage.
« Bah oui, jusqu'à présent tu t'es contenté de réfléchir sans bouger. Mais 70 % de notre langage est corporel, passe par les mains, la posture entière, enfin, tu vois. Il y a la tonalité aussi, mais c'est une autre histoire. Regarde les illustrateurs : ils ont un rapport physique avec leurs dessins. Pourquoi tu n'essaierais pas, je sais pas, de mimer ce que tu veux dire ? Tu fais comme si tu le traçais avec un crayon, sauf que tu n'as pas de crayon, juste tes doigts. »
Enoch haussa un sourcil. Toujours assis face à son wok, Pen battait un rythme lent tout en énonçant son idée à la manière d'un mini-sage, la joue pleine d'un fa'apapa qu'il ingurgitait miette par miette, morceau par morceau, pour chaque note libérée de son instrument. Avec sa figure brûlée à demi et ses fripes raccommodées par des empiècements de couleurs différentes, ses cheveux longs tressés et noués de perles, il ressemblait à un chaman enfantin à l'affût d'une bêtise. Le pire, c'est qu'il avait raison.
C'est bien beau ce qu'il raconte, le mioche, mais si t'avais des pinceaux au bout des doigts ça se saurait, Toc-toc. T'es pas doué pour l'art plastique, n'est-ce pas, tu ne fais que gribouiller des vaguelettes lorsque tu discutes au téléphone, comme à peu près neuf milliards d'individus sur cette planète, et tu penses que cela va changer quelque chose ? Avant de me faire de l'ombre, il faudrait au moins que tu apprennes à écrire correctement, autre chose que tes pattes de mouche ; t'auras le temps de mourir cent fois avant de créer des panneaux aussi splendides que les miens, on ne fait pas mieux dans tout le pays, c'est moi qui te le dis, essaie toujours, trace ta lettre, je me marre rien que de t'imaginer répéter la même boucle des millions de fois jusqu'à ce qu'elle s'imprime, comme t'as pensé des millions de fois à ce pauvre a. Un ridicule symbole ne donne rien et tu crois qu'un petit tour de l'index et tout marchera ? Fourre-toi-le dans l'œil, t'y verras plus clair, imbécile. Tu ne m'arriveras jamais à la cheville !
« Essayons... » répondit alors le spectre en se retournant vers le mur. D'une main, il se tint le front qu'il trouva chaud, de l'autre, il ferma le poing et appliqua la pulpe de son pouce sur la planche. Ferma les paupières. Se concentra, a, a. Pendant qu'il étrécissait son esprit vers cette unique lettre, il décrivait une courbe avec le doigt, un cercle avec une hampe, encore un cercle avec une hampe, le même symbole, à l'identique, un a, toujours un a, avec le pouce, a pouce, le front qui chauffe, le sang qui bat à ses tempes, le monde qui se réduit peu à peu, qui rentre dans une tête d'épingle, qui implose dans une microseconde, a, a, aaaaa.
« Par le nez de Gogol, je l'ai vu ! » cria Nolan en bondissant sur ses jambes.
« Où ça ? questionna Anselme alors qu'il déballait un nouveau caramel.
Là, sous son doigt. Enoch, arrête, regarde ! »
Mais Enoch ne regardait pas. Ne pouvait regarder. Sa vision s'était embrumée, sa rétine ne voyait plus qu'un écran blanchâtre, floconneux, insonorisé de tout bruit ; il se sentait enfoncé sous l'eau, maintenu contre son gré dans un abîme sans substance, un marais où ondulait une forme indéfinissable, aux pupilles comme des charbons ardents, qui sifflait sa colère sur des octaves suraiguës. Le garçon aurait voulu se boucher les oreilles pour se préserver du grincement, cependant il découvrit que dans ce monde-là il n'avait plus de mains, rien que des taches sombres à la place des membres, même pas de peau ou un squelette – il était juste une âme perdue en proie avec cette haine bruyante qui l'enserrait, dont la rancœur le bouffait jusqu'à l'os, qui hurlait sa contrariété.
Si tu crois avoir gagné... Si tu crois m'avoir dompté pour si peu... Une lettre, une pitoyable lettre !  Tsss, tu me fais honte. Ne crie pas victoire trop vite ; je te ferai payer. Tôt ou tard, tu t'en mordras les doigts d'avoir voulu m'utiliser. Espèce d'insecte. Pauvre rien. Tu vas voir. Jamais je ne te laisserai me dominer selon ton gré.
Sur le mur, un a, un a minuscule, et déjà capital.
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29.12.15 14:34
Cinquième jour

Comme à son habitude depuis plusieurs jours, Enoch fixait le mur. Le même mur. Il aurait mis sa main au feu qu'il n'avait jamais regardé quelque chose aussi intensément en cent vingt heures d'existence ; un barda de planches, une construction en bois qu'un beau jour, un adolescent qu'il ne connaissait ni de Lilith ni d'Adam avait eu l'idée d'assembler sous les yeux émerveillés de ses amis, pok pok avait fait le marteau sur les clous, pok pok la petite cabane dans la clairière, à l'abri des adultes, là où ils se retrouveraient tous après l'école pour grignoter des biscuits aux cacahuètes et râler sur leurs parents. Talweg y avait mis tout son talent et toute son amitié, l'extirpant de terre en une dizaine de jours pendant les vacances scolaires, et le fantôme imaginait sans peine le chantier miniature que cela avait dû être – transporter les matériaux, cinq nains partant au boulot, et mesurer, taper, scier, poncer, écouter la station Wildoung sur leur bracelet pour se donner du cœur à l'ouvrage, partager des fa'apapa cuisinés avec amour par la mère de Nolan, faire peur à Anselme pour le faire littéralement décoller jusqu'au toit en l'accrochant à une corde au préalable, et rire, rire comme des adolescents insouciants, à des années-lumières des guerres de leurs parents. Ce mur. Cette paroi sur laquelle le garçon frottait ses doigts depuis qu'on le lui avait conseillé, le cerveau poinçonné sur une couleur, une forme, un motif précis à reproduire. Une fleur, un nuage, une étoile, il avait l'impression de se retrouver en maternelle pour le coup, mais il n'avait jamais éprouvé autant de plaisir à colorier à l'intérieur d'un contour aussi épais qu'une bande d'autoroute, juste parce qu'il le désirait.
Les conséquences sur son organisme s'aggravaient au fur et à mesure de sa maîtrise. Il avait compris au fur et à mesure des expérimentations que, lors des flamboiements de la Chimère, il se transformait en un pantin privé de conscience ; elle absorbait son esprit pour mieux l'exposer sur les façades les plus proches, un peu à la manière d'un pot de peinture qui se vide progressivement sous les coups de pinceaux – bien qu'en l'occurrence, quelqu'un en jetait le contenu d'un seul geste sur le support donné. Par ailleurs, ces ruptures devenaient de plus en plus fréquentes, même si elles raccourcissaient ; parfois, il s'évanouissait alors qu'il n'arrivait pas à dessiner le moindre trait, juste parce qu'il pensait à quelque chose et clac !, court-circuit dans l'encéphale. Et les périodes d'aphasie, qu'il ne remarquait vraiment que lorsque Anselme ou Nolan lui parlaient, où les mots ne sortaient plus, ne faisaient plus vibrer leurs sons en une myriade de sens. Et les migraines, qui l'auraient terrassé s'il n'avais pas eu la volonté en retour de se concentrer deux fois plus, usant de la douleur comme d'un fouet supplémentaire pour apprendre. Avoir mal lui donnait le sentiment de tenir le bon bout, de progresser, même d'un centimètre, d'une seconde, d'une nuance dans la maîtrise de son pouvoir, jusqu'à ce qu'il lui fût impossible de respirer. La Chimère, elle, boudait depuis son exploit du a. Il ne l'entendait plus marmonner à l'intérieur de son crâne mais il la savait aux aguets, jalouse, envieuse, prête à le déchiqueter s'il osait survoler son territoire et se mettre à menacer son hégémonie. Il ne se gênerait pourtant pas. Elle ne pouvait rien contre lui – l'on n'arrête pas un kamikaze.

« T'es encore là ? »
Le tintement anxieux dans la voix d'Anselme. Le front en feu, Enoch se retourna vers le garçon, acquiesçant d'un air penaud en guise de réponse – son dictionnaire avait brûlé encore une fois. Le petit blond fit alors le tour de la cabane et buta contre un emballage plastique dont le contenu, une bouillabaisse aux aliments non-reconnaissables pour qui ne l'avait pas cuisinée, était à demi-entamé. Il la ramassa avant de la présenter à l'Ancien, tandis que la coloration inquiète de son timbre muait en une colère fluette.
« C'est tout ce que tu as mangé depuis hier après-midi ?
…pas faim », articula le fantôme après plusieurs secondes de mutisme.
Le regard d'Anselme vira gris, presque noir. Il laissa tomber son sac sur un tabouret d'un geste brusque, ouvrit la poche principale puis en sortit un livre à la couverture chromée qu'il lui lança avec désinvolture ; Enoch faillit ne pas réussir à le rattraper. Quand il fut en ses mains, il dut en lire le titre trois fois afin de bien saisir ce dont il était question : Des mutations génétiques et de leurs propriétés biologiques, Petit traité à l'usage des non-initiés sur les caractéristiques modificatoires de l'acide désoxyribonucléique et leurs conséquences sur la matière corporelle des sujets atteints de ces stigmates. Wah. Sacré sujet. D'abord il ne comprit pas où son ami voulait en venir et s'interrogea bientôt sur la provenance d'un tel ouvrage, mais Google le devança. Il paraissait agacé, ou plutôt mal à l'aise.
« Je l'ai chipé chez un bouquiniste. C'est un fac-similé censuré, le texte original n'a jamais été publié, tu t'en doutes. Crois pas tout ce qu'on y raconte, mais il y a peut-être des passages intéressants. »
Nouvelle approbation silencieuse. Ce qui ne satisfit pas le jeune Evolve.
« Et est-ce que... tu pourrais aller le lire ailleurs ? On voudrait faire une réunion avec la bande et, bah, on a besoin de la place. Pendant quelques heures. Tu pourrais en profiter pour faire un tour en ville, grignoter un truc... Prendre l'air, un peu. Tu t'entraînes trop, t'as besoin de repos. »
Sur le moment, Enoch ne sut s'il devait cette éviction à un excès d'attention, un ras-le-bol gentiment tourné ou une hostilité délicate, embaumée par un authentique souci de son bien-être. Il ne parvint pas à trancher pour autant et, privé de longues paroles, se contenta malgré lui de serrer le livre contre son torse en s'échappant du logis. Il ne s'était même pas résolu à regarder Anselme dans les yeux avant de franchir le seuil – un relent de honte l'avait pris aux tripes face au poids qu'il imposait de nouveau aux enfants. Il avait honte, était navré de leur infliger cela, de se montrer aussi égocentrique. Le petit blond avait raison. Néanmoins, ce ne fut qu'arrivé en lisière des bois, direction la périphérie, que le spectre réussit à articuler un pardon que personne n'entendit.

Ils convergèrent ensemble dès la sortie des cours après avoir tous reçu un message identique. Le sérieux d'Anselme, s'il n'étonnait personne, suffit cependant à les faire rappliquer comme un seul homme. Silène marchait en tête, une question par foulée sur le pourquoi de ce ralliement, tandis que Nolan égrenait les hypothèses du tac au tac, s'amusant à fournir des justifications sans queue ni tête juste pour la faire râler, lui qui connaissait bien le sujet pour avoir été mis au parfum depuis plusieurs jours déjà. Derrière eux, Talweg tenait la main de sa sœur qui la lui avait forcée, arguant du haut de ses onze ans que si Nolan y allait, elle devait y aller aussi, et qu'elle était assez grande pour participer à leurs discussions, et que si elle pouvait aider elle le ferait, et autres protestations de fillette volontaire qui flaire l'occasion de faire ses preuves pour être officiellement intégrée au groupe. D'ailleurs, quand elle serait plus grande, elle serait aussi costaud que Silène, et elle accompagnerait Nolan partout et ils se lèveraient aux aurores tous les dimanche pour cuisiner l'umu. Talweg soupira. Mais il souriait en même temps.
« Vous en avez mis du temps ! » lança Anselme pour les accueillir, sans méchanceté aucune.
La réplique de Silène ne tarda pas en retour, sans méchanceté aucune :
« Ça va, on n'a pas séché l'école, nous au moins ! »
Nolan gloussa dans sa manche. Du coin de l'œil, il aperçut l'éclat de connivence qui fleurit entre ses deux amis ; malgré les apparences, ils ne pourraient jamais s'en vouloir l'un l'autre. Mais tout de même, il existait d'autres manières d'avouer ses sentiments que les piques verbales, surtout que le sujet de l'école était un point difficile pour le petit blond qui y rattachait de nombreuses expériences désagréables. Anselme la baudruche, le surnommait-on là-bas à cause de son pouvoir.
« Enoch n'est pas là ?
Non, j'ai réussi à le faire partir. On est tranquille.
Enoch, l'Ancien ? Depuis quand il est revenu ? »
Silène déchira un paquet de céréales individuel qu'elle renversa dans un bol où elle se mit à piocher allègrement. De temps en temps, elle en tendait une poignée à Faustine qui les grignotait avec un arrière-goût d'admiration. Pour les trois qui n'étaient pas au courant du retour du fantôme, cette découverte provoquait des réactions diverses : un dédain contrarié chez Diane, une appréhension mitigée pour Talweg et une légère indifférence du côté de la petite Wine, hésitant entre suivre la placidité de son frère, la maussaderie de son idole, l'amusement incompréhensible de Pen ou la nervosité d'Anselme. Ne sachant se décider, elle opta pour son état d'esprit habituel, la crainte. Enfin, le chef présumé de la bande trancha.
« C'est de lui dont je voudrais vous parler. Il a besoin d'aide. »
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lost in the grey urban woods
Enoch Livingston

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31.12.15 22:30
Les voici tous les cinq, chacun à sa place respective, comme sur le pied de guerre. Silène appuyée contre la commode, Nolan en tailleur sur un tabouret, Talweg assis dans le hamac avec Faustine sur ses genoux et, debout au centre du cercle qu'ils formaient, Anselme en train de préparer son discours, de ruminer ses pensées pour expliquer la situation le plus intelligiblement possible, sans heurter les subjectivités ni briser la réputation de l'Ancien. C'est vrai qu'à nous voir ainsi, pensa-t-il, nous sommes tellement différents ; à croire qu'ils s'étaient liés selon leur dissemblance et non leur  similitude, par goût de non-conformité peut-être, ou par défi envers les adages trop souvent répandus. Pourtant, loin de les mettre en opposition, leurs divergences avaient consolidé le nœud qui maintenait leur amitié et, puisqu'ils partageaient au moins une vision identique sur cette dernière, ils n'avaient pas encore eu à se déchirer pour des questions familiales, religieuses ou politiques –  ils avaient pris soin d'écarter leur amitié de ces particularismes, refusant d'inoculer dans leurs rapports des éléments qui les concernaient en propre. Mais en dépit de cet exploit, Google appréhendait la discussion à venir, comme s'il pressentait confusément que le sujet d'Enoch exacerberait certaines mentalités. Il leur jeta à tous un regard grave, qu'il avait choisi vairon ce jour-là grâce à sa collection de lentilles colorées, s'arrêta un peu plus longtemps sur Diane, puis prit une profonde inspiration.
« Bon, vous vous souvenez tous du Disparu qui est venu habiter ici en avril. Grâce au travail que lui ont trouvé les parents de Fredigan, il a pu s'installer en ville le mois dernier et vous ne l'avez plus revu. Il continuait de me donner des nouvelles de temps en temps, à Pen aussi, mais c'était tout. Sauf qu'il y a cinq jours, il lui est arrivé un truc et il a dû quitter la cité ; il ne savait pas où aller alors il a eu le réflexe de revenir ici.
Et c'est que maintenant que tu nous préviens ? grogna Silène en inspectant le fond de son bol, vidé depuis peu. Ses yeux verts brillaient de contrariété.
J'ai cru que c'était juste pour un jour ou deux. Qu'il ne voulait pas s'éterniser lui-même... D'ailleurs, je pense que la situation le gêne malgré tout. »
Nolan acquiesça. Et Faustine, qui le vit approuver, s'empressa de l'imiter. Talweg, lui, secoua la tête :
« Quel est le problème, dans ce cas ? Tu as réussi à le faire s'absenter cette fois-ci, pourquoi tu ne lui demandes pas de retourner chez lui ? Il en est capable, non ? »
Anselme mit un moment pour répondre. Bien entendu, tous avaient leur mot à dire, leur propre perception des circonstances et, selon le degré de confiance qu'ils accordaient à l'Ancien, une idée plus ou moins nette de la discordance qui pouvait exister entre la vérité, les intentions, les ressentis et la réalité. Rien qu'en les observant depuis leur place, il était en mesure de deviner les réflexions qui tourbillonnaient dans leur caboche : la moue de Silène trahissait sa méfiance à l'égard de l'adulte  et, s'il fallait convaincre quelqu'un plus qu'un autre, ce serait elle ; Nolan se réjouissait d'avance devant les péripéties qui se profilaient tout en conservant une certaine réserve quant à son futur parti-pris ; Talweg jouait la carte de la prudence, tenté par la méthode des œillères face à cette histoire qu'il jugeait ne pas devoir l'impliquer ; Faustine anticipait les réactions de chacun mais, si elles rentraient en contradiction les unes avec les autres, se retrancherait sans doute dans un mutisme effrayé. Et quand bien même elle aurait pu faire marcher son libre-arbitre, il n'était pas sûr de lui demander son avis tellement le sort d'Enoch, en fin de compte, lui était trop indifférent. Quant à lui, eh bien, il découpait ses sentiments en morceaux afin d'en déterminer des petits tas, des monticules indispensables pour agir selon ce qu'il penserait le plus juste pour eux. Un agrégat de responsabilité par-ci, un ramassis de liberté par là, une pile de sollicitude au milieu, et un unique choix à ériger. Les absents ont toujours tort, dit-on, mais il l'avait foutu lui-même dehors. Il avait foutu dehors quelqu'un qui lui avait demandé son aide, quelqu'un qui le qualifiait, aussi bizarre cela pût-il paraître, d'ami, quelqu'un qu'il savait lutter contre son esprit en déréliction. Enoch avait besoin d'aide, de soutien, d'une présence pour l'empêcher de sombrer. Mais l'enfant se sentait impuissant, trop faible pour supporter ce poids qui ne manquerait pas de le faire couler à pic et, tandis qu'il présageait cette fatalité, il refusait d'entraîner à sa suite le reste de la bande. Qu'avait-il eu en tête en les rassemblant aujourd'hui, alors même que son propre désemparement l'effrayait ?

« Le souci, justement, c'est lui. Il est devenu Evolve et...
Quoi ? »
Silène s'étrangla sur le mot. Même si son père en était un et qu'elle en avait ainsi l'habitude, cette découverte sembla lui fournir une raison supplémentaire de rejeter l'Ancien ; d'un bond, elle quitta sa place pour faire quelques pas coléreux.
« Attends, attends, si je comprends bien tu vas nous dire que tu l'as accueilli encore une fois parce qu'il a peur d'être recherché par la milice ? Qu'il s'imagine qu'on va le planquer ?
C'est pas ce que j'ai dit...
Joue pas sur les mots. S'il est Evolve, il va se faire recenser, c'est tout ; ça n'a jamais tué personne.
Laisse-moi finir. Son état n'est que temporaire, on peut pas lui demander de se faire ficher alors que dans une semaine, il sera redevenu normal !
Normal ? Depuis quand tu parles comme ça, Ans' ?
Arrête Diane, intervint Talweg, qui voyait la simple étincelle se muer en un irrépressible incendie. N'en veux pas à Google d'avoir réfléchi comme un ami. Il a dû voir Enoch paniqué et il a juste voulu l'aider. C'est bien ça ? »
Anselme hocha la tête, rassuré de trouver un camarade qui appuyait ses précédentes initiatives, pendant que l'aîné rougissait d'avoir interrompu Silène avec autant de fermeté ; les mots lui avait échappé d'un coup en découvrant que Faustine s'agitait contre lui, nerveuse à l'écoute de leurs arguments. Les Evolves, au rang desquels elle appartenait depuis quelques années déjà, l'angoissaient d'une manière qu'elle était incapable de maîtriser et, si par malheur une houle d'émotions déclenchait son don, ils étaient tous bons pour une petite murge impromptue. Les bras croisés sur sa poitrine, Diane transperça le blondin du regard avant de reprendre :
« T'es trop gentil, c'est mauvais. Moi, tout ce que je vois, c'est qu'après un Disparu, on se tape un illégal et qu'un jour, les Erasers vont nous demander des explications s'ils découvrent qu'on est lié à lui. Et croyez-moi, j'ai assez de Matthew pour savoir qu'ils nous lâcheront pas. »
Matthew, son beau-père. Fraîchement remarié à sa mère, c'était désormais sous son autorité que grandirait Sean, son petit frère, et ce contexte de famille recomposée remuait toujours Silène jusqu'aux tripes. Dès que le sujet était lancé, elle se refermait à la façon d'une dionée, cultivant une rancœur profonde à l'encontre des miliciens. S'ils apprenaient que l'Ancien s'était réfugié aussi longtemps dans la Cabane, les enfants auraient beau dénicher toutes les excuses les plus légitimes pour minimiser leur implication, celle-ci serait trop évidente pour leur éviter un sale quart d'heure. Et s'il existait quelque chose qui rebutait plus que tout l'adolescente, c'était de payer pour les pots cassés des autres. Même si Anselme avait brisé plusieurs cruches auparavant, délibérément.
« Je sais tout ça, Diane. Je sais aussi qu'en fait, tu t'inquiètes surtout pour moi – il rata une pulsation à la seconde où il aperçut ses pommettes rosir – juste... pour de vrai... je... »

Nolan profita de la confusion qui venait d'éclore pour déplier ses jambes et s'emparer de la parole. Depuis le début il était resté muet, à l'écoute des arguments des uns et des autres, conscient des tournoiements qui refluaient dans les cœurs de chacun – l'heure était enfin venue de faire entendre sa voix pendant qu'Anselme ramassait ses mots éparpillés au sol, éclatés par la gêne.
« Ce que Google essaie de nous dire depuis tout à l'heure, c'est que lui et moi avons décidé de garder un œil sur Enoch plutôt que de le mettre à la porte et que, si l'un d'entre vous refuse de nous suivre, on l'approuve. C'est une situation précaire, qui va sans doute empirer de jour en jour, et personne n'a à prendre de risques inconsidérés sous prétexte que son pouvoir lui monte à la tête et qu'il agit déraisonnablement. On n'est pas responsable de lui, pas des garde-fous non plus. On le fait parce qu'on pense que si on le laisse seul ce sera pire, c'est tout. Que vous soyez avec nous ou pas, on vous demande juste de garder le secret. Vous ne le connaissez pas, il n'existe pas. D'accord ? »
Un voile de silence s'était déposé sur la Cabane pendant que le Samoan récitait sa tirade. Silène s'était mise en triturer ses cordes, Anselme se dandinait sans raison et Talweg avait d'instinct pris sa sœur dans ses bras, le front vibrant d'un léger vertige dont la cause lui était familière. Nolan reprit sa posture d'origine. Il avait parlé ; maintenant c'étaient aux autres de s'exprimer.
« Alors qu'est-ce que vous décidez ? » reprit soudain Google après une minute d'insonorisation, pâle et cependant empourpré, à la fois mal à l'aise et enthousiaste. Il avait des envies de prendre la main de Diane comme de se filer des claques, les deux en même temps peut-être, et pencha la tête vers Wine qui agrippait les manches de son frère en tremblant. Oh, Wine. À coup sûr, elle venait de déboucher la bouteille de tequila sans même s'en rendre compte. Aussitôt Nolan bondit sur ses semelles, un large sourire idiot en travers des joues, l'index pointé en direction de son interlocuteur :
« Tal', ramène Faustine, elle brouille la tambouille ! Profites-en pour réfléchir chez toi, tu nous enverras un message pour la kermesse. Heu, la réponse... Et toi, Diane ? »
Mais tandis que les Rockfeller quittaient aussi vite que possible la maisonnette, c'est-à-dire un pas pas tout à fait après l'autre, Faustine accrochée comme un koala au ventre de son aîné qui y voyait un peu double, Pen eut du mal à décrypter le faciès des deux adolescents encore présents. En vérité, il n'arrivait pas à savoir s'ils étaient cramoisis pour cause d'ivresse fulgurante ou tout simplement parce que, poussés par quelque fièvre anonyme, ils avaient emmêlé leurs doigts les uns aux autres. D'ailleurs, Anselme ne touchait plus terre. Littéralement, plus terre. Alors c'était drôle de le voir plaqué au toit de la cabane, heureusement basse de plafond, les phalanges entrelacées à celles de Silène en lui criant à moitié de le lâcher, que ce n'était pas grave, qu'il ne redescendrait jamais si elle continuait de le toucher, et elle qui refusait, qui le tirait vers le sol avec les deux bras, en vain, comme pour ramener une montgolfière qui ne peut que s'envoler.
Ébahi, Nolan finit par hausser les épaules. La réponse attendrait. Il eut néanmoins le temps de songer que, si Enoch ne les avait pas obligés indirectement à faire cette réunion, ils n'en seraient jamais arrivés là. Et c'était sans doute mieux ainsi.
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Enoch Livingston

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Enoch Livingston
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03.01.16 1:09
Dixième jour

Je retire ce que j'ai dit. Tu n'es pas si mauvais. Tu progresses même d'une manière inattendue – mais ne te méprends pas pour autant sur tes capacités, cela reste de tributaire de ma seule volonté. Disons que j'ai décidé de faire montre de diligence à ton égard, remercie-moi, et de t'autoriser à faire usage de ma puissance, à genoux suffira, de quoi te lancer un os à ronger pour te faire les dents, minable clébard. Ah, je t'en prie, ne me fais pas ces yeux-là et évite-moi d'inutiles révérences, tu sais très bien ce que je pense de ce genre de valetages. Si tu veux prétendre à faire mieux que ces ridicules gribouillis régressifs, il va falloir mettre les bouchées doubles, car je peux très bien t'arracher ce que je t'ai offert avant même que tu n'aies eu le temps de dire mon nom. Oui, je suis comme ça, que crois-tu, que tu avais affaire à un bon prince ? Prends-moi pour un rongeur ! Tu as encore tellement de choses à apprendre que je ne sais pas par où commencer – tu aimes ce mot, apprendre, n'est-ce pas ? J'ai deviné depuis longtemps la raison pour laquelle tu viens me voir, que tu frappes à ma caverne de plus en plus souvent, tu réclames ta pitance, c'est bien, jamais connu quelque chose d'aussi affamé que toi. Je parie que tu boufferais tout ce que je te donnerais juste pour combler le gouffre qui t'habite, le néant que tu abrites, hein, ose me dire que c'est faux, il n'y a pas plus avide que toi parce qu'il n'y a plus vide que toi, c'est creux là-dedans, dépeuplé au possible, tu ne te rends pas compte, et c'est parce que c'est aussi mort que j'ai eu autant d'espace pour croître ; je te l'avais déjà décrit, non, ton intérieur ? Enfin, c'est de ta faute tout ça, moi je n'ai fait que m'installer, c'est de ta faute si tu t'es retrouvé là, si tu a tourné le dos à ceux qui auraient pu t'aider, si tu t'es enfui. C'est de ta faute si t'es un gros lâche qui se retrouve tout seul perdu paumé, qui sonne noir du dedans. Mais je suis là, moi, je suis resté pour que tu puisses t'accrocher à moi, tu vas voir, je vais te combler, tu ne seras plus jamais seul si tu me fais confiance, fie-toi à moi, confie-toi à moi, moi, que moi, il n'y a que moi. Je suis ce par qui tu répareras tes erreurs. Je suis tout ce que tu désires. Je suis ta plénitude. Alors abandonne-toi.
Debout sur la berge des marécages, Enoch regarda la Chimère fendre les eaux jusqu'à lui ; son pelage squameux dégouttait d'un liquide glauque qui ne pénétrait pas ses écailles, une viscosité qui ne poissait pas sa fourrure, et il décelait dans ses iris fendus comme une lueur impériale, pleine de mansuétude. Sa queue de serpent ondoyait doucement, traçant à la surface du marais une cicatrice sombre, avec sa gueule mi-ouverte qui expirait une fumée aux teintes verdâtres. Face à elle, le garçon demeura immobile, sans trembler. La terreur qu'il avait éprouvée les premiers jours avait fini par céder la place à une étrange déférence. Il ne se souvenait même pas lui avoir trouvé autant de grâce lors de leur rencontre. Quelque chose de racé dans sa démarche, une sauvagerie fluide. Avec lenteur, il tendit la main vers elle pendant qu'elle abordait la rive, pris d'impatience à l'idée de l'effleurer et, à l'instant où elle lui perfora le thorax de son monstrueux regard, il sentit un froid intense s'insinuer en lui depuis le bout de ses doigts.

Il se redressa au rythme de la fanfare lui martelant le crâne, une paume contre son front qu'il jugea tiède, pour apercevoir Anselme qui tapotait sur sa tablette, assis dans le hamac. L'enfant leva la tête lorsqu'il capta du mouvement dans la cabane, mais la fit retomber aussitôt sur l'hologramme qu'il avait projeté à quelques centimètres de l'écran. On y voyait une ville miniature dont il faisait s'ériger les immeubles rien qu'en les touchant avec l'index. Le dernier simulateur de gestion urbaine à la mode, sans doute.
« Je dors depuis combien de temps ? » interrogea l'Ancien, qui constata avec satisfaction que sa voix n'avait pas décidé de se mettre en grève – peut-être avait-il suffisamment comaté pour ignorer ce contrecoup-ci. Néanmoins, et bien qu'il ne fit pas mine de réfléchir ou de consulter sa montre, Google mit plusieurs secondes avant de répondre.
« Je sais pas. »
Enoch haussa les épaules. L'attitude renfermée du petit blond l'indifférait. Est-ce que cela avait une réelle importance, au fond ? Il devait s'y remettre de toute façon, migraine ou non. Curieusement, le triomphe de ses premières réussites s'était estompé, amoindri au fur et à mesure de ses efforts, et ses progrès qu'il ne jaugeait plus que d'un œil mesquin ne lui arrachaient plus aucun réconfort ; il travaillait avec une ardeur austère, un souci perfectionnisme qui lui ôtait tout contentement, car rien n'était assez convaincant, assez séduisant pour ses envies. Maintenant qu'il avait appris les bases de l'expression, grâce aux conseils de Nolan, il devait exploiter ses ressources afin de créer des peintures aussi flamboyantes que celles dont était capable la Chimère, du temps où il n'était qu'une marionnette entre ses pattes. Elle avait beau se croire supérieure, il lui prouverait qu'il pouvait la dominer, que son pouvoir était sien et que ce n'était qu'une question de sa volonté propre, non des caprices d'une bête qu'il ne voyait qu'en rêve. Lui et lui seul saurait venir à bout de cette force invisible – il lui démontrerait qu'elle avait tort, que ses insultes résonnaient creux, qu'il ne se ferait pas abattre par une créature fantasmagorique dont l'aura, pourtant, l'attirait horriblement. D'un geste, le faux Evolve repoussa le plaid que son compagnon avait déposé sur lui durant son somme et se remit à fixer le mur, les deux mains collées à la paroi. Il était sur le point de s'imposer une nouvelle image mentale sur laquelle s'exercer lorsqu'il fut interrompu par un soupir dans son dos :
« Fais pas ça. Tu devrais te reposer plutôt. »
La lassitude dans le ton étonna le fantôme, qui ne se retourna cependant pas.
« Pas besoin, je viens de le faire. Et je n'ai pas encore trop mal à la tête donc il faut que j'en profite. J'y étais presque.
Enoch... »
Cette fois-ci, il fit volte-face, sévère mais dépourvu de brusquerie.
« S'il te plaît, Ans', j'essaie de me concentrer. »
À ces mots, le gamin piqua un fard. Ses jambes se mirent à battre l'air avec irritation.
« Bah oui, bah moi, j'essaie de te dire d'arrêter ! T'es crevé, c'est dangereux !
Mais non, répliqua l'Ancien, stupéfait de cette véhémence, ça va, je t'assure. »
L'enfant éteignit sa tablette qu'il posa d'un geste rageur avant de glisser au sol.
« Non ça va pas, ça va pas du tout ! Tu fais n'importe quoi ! T'as dit que tu voulais le contrôler, pas l'utiliser n'importe comment !
Et ce n'est pas ce que je suis en train de faire ? L'exaspération subite fit grincer ses paroles malgré lui.
Non ! Contrôler un pouvoir, c'est... préserver son corps, son esprit. C'est apprendre à ne pas se laisser déborder, à conserver l'équilibre. C'est taire les épanchements, pas se... se vautrer dedans !
Je ne me vautre pas dedans ! J'essaie justement de mieux les maîtriser.
Ah ouais ? En passant dix-huit heures par jour devant un mur ? Quel Evolve fait ça ? Tu crois que tu te contrôles mais t'as tort. T'as tort et en plus, tu mens !
Ans' ! »

Comment pouvait-il lui dire cela ? Enoch se releva aussitôt, non pour imposer sa hauteur sur l'adolescent en guise d'autorité, mais au contraire pour se mettre sur un pied d'égalité avec lui. Ainsi face à face, ils auraient de quoi libérer leurs rancœurs.
« Qu'est-ce que je devrais faire, d'après toi ? Me tourner les pouces pour ne pas lui donner l'occasion d'agir ? Méditer pour en faire abstraction ? Je ne peux pas ! Je ne peux pas, Ans', parce que c'est encore pire quand je ne fais rien.
Me prends pas pour un idiot ! Ça fait dix jours que je suis là, que je t'observe, et tout ce que je vois c'est que tu t'exerces jusqu'à t'écrouler par terre. Il n'y a que ça qui t'arrête, et encore, c'est que pour un moment parce que tu recommences dès que tu te réveilles. Tu manges à peine ce que je t'apporte, regarde-toi ! Je sais pas quoi faire, moi, je sais pas, pour que t'arrête de te détruire comme ça ! »
L'Ancien écarquilla ses yeux à ce discours. En lui, un orgueil colérique se teintait de reconnaissance, trop faible cependant pour prendre le pas sur son indignation. Il voyait, pourtant, qu'Anselme ne cherchait pas à lui faire mal, qu'il exprimait seulement une profonde inquiétude qu'il n'arrivait pas à nommer, la peur devant son impuissance d'enfant – aussi mature était-il pour son âge, il n'en demeurait pas moins désemparé face à des émotions d'adultes, considérant que son rôle n'était pas au sermon et qu'il n'était pas dans son droit. C'était bizarre. Il ne définissait pas Enoch comme un adulte ordinaire, peut-être parce qu'ils avaient partagé des choses trop éloignées des responsabilités habituelles pour le catégoriser de la sorte. Mais il restait son aîné d'un décennie, et cet écart venait soudain peser entre eux. À moins que ce ne fut que la conséquence de leur dispute, de ces sangles qui rompent sous la pression des poumons.
« Pourquoi tu t'en préoccupes ? Cela ne te concerne pas. Je t'ai demandé si tu pouvais m'aider et je te remercie d'avoir accepté, mais pas de me veiller comme une sentinelle. Tu as une vie à côté, tes parents se posent sans doute des questions, alors ce serait normal que tu me laisses de temps en temps et que tu retournes chez toi. Ce serait peut-être même mieux. »
La mine abasourdie du gamin devait en dire long sur l'incompréhension qui l'agitait. Il rêvait ou bien se faisait-il mettre à la porte de sa cabane par un irresponsable ambulant ? Si quelqu'un devait partir maintenant, ce n'était pas lui, à l'évidence, mais le fauteur de troubles, cet Ancien inconscient qui ne faisait pas plus attention à son organisme qu'aux sentiments des autres. Un égoïste, voilà ce qu'il était. Un égoïste aveugle et prétentieux. Ses poings se serrèrent le long de ses hanches. Un peu plus, et son don de lévitation se déclencherait – si Enoch ne bougeait pas de lui-même, il devait partir. Sauf que l'absence de Silène pour le rattraper s'il s'envolait à l'extérieur était problématique. Décoller d'accord, soit, mais entre quatre murs. Acculé, il lui cracha finalement, pour toute conclusion :
« Tu penses vraiment qu'à toi ! »
Ce à quoi l'Ancien ne trouva rien à répondre, accusant le blâme entre rage et honte. Et quand bien même il aurait déniché une belle réplique à placer là, aigre à souhait pour rabrouer le môme, il n'en eut pas la possibilité. La porte de la cabane s'ouvrit à la volée sur le visage sérieux de Nolan et celui, plus inquiet, de Talweg. Le fantôme n'avait jamais vu autant de gravité sur le faciès du Samoan, lui d'ordinaire enjoué, et la vaste brûlure qui lui couvrait la moitié de la figure n'en durcissait que davantage les traits juvéniles.
« Google, tu peux y aller. Tal' restera avec toi. »
Le petit blond ne se fit pas prier. Il renifla, essuya ses yeux rougis dans sa manche et, après avoir récupéré sa tablette, sortit sans un regard pour l'Ancien. Sur le seuil, il repoussa l'attention de son ami qui lui demandait si ça allait, puis ils s'éloignèrent en abandonnant les deux garçons.

« Tu es venu pour me dire que j'ai merdé, Pen ? »
L'hostilité ressentie un instant auparavant s'était évanouie d'un coup sous l'impact de ce qu'il venait de voir. Il avait fait pleurer Anselme. Il l'avait blessé d'une odieuse manière, en écrabouillant entre ses dents ce qui faisait toute la vertu de leur relation. Il n'avait pas réfléchi. Ce n'était même pas lui qui avait parlé. Il ne s'était pas écouté – on l'avait dépossédé de sa voix l'espace d'une conversation. On. Elle, plutôt. La salope.
« T'as merdé, Enoch. Mais tu n'as pas besoin de moi pour le savoir. »
L'assurance de Nolan le plongeait dans un désarroi trouble, à l'instar d'un enfant qui ignore s'il va recevoir une gifle ou être serré dans les bras. Loin de se démonter pour autant, il se passa la main sur le visage avant de faire quelques pas dans le logis, mal à l'aise, alors qu'il n'avait qu'une envie : courir s'excuser auprès de son ami. Toutefois, un tel acte n'arrangerait rien, il le savait, et le caractère rancunier de Google ne rendrait le pardon que plus difficile. Il n'était pas prêt pour cela. Mieux valait qu'il prît son temps. Sans un mot, Pen s'assit sur la couverture qui traînait à terre et, d'un mouvement du bras, invita l'Ancien à l'imiter.
« Si tu le veux bien, il faut qu'on parle.
De ce qu'il vient de se passer ? Tu nous as entendus. Te connaissant, tu étais derrière la porte depuis le début. »
Un fragile sourire frémit sur les lèvres du cadet, aussitôt disparu.
« Exact. Mais ce n'est pas ce à quoi je pensais. »
Intrigué, Enoch se résolut enfin à s'asseoir.
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Enoch Livingston

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03.01.16 22:23
Nolan patientait avec une sérénité monacale, les bras retombant dans le creux formé par le croisement de ses jambes, vertèbres droites, son regard aux reflets charbon accroché à celui, houleux, d'Enoch. Assis sur ses genoux, paumes sur les cuisses, l'Ancien l'observait en silence, certain qu'il n'obtiendrait pas davantage en le pressant de s'exprimer. Il connaissait assez cette âme malicieuse pour savoir qu'il y avait dans ce mutisme une préparation souvent incomprise, un moment de suspension durant lequel l'enfant moissonnait son lexique, récoltait les meilleurs mots dont il agrémenterait ensuite ses phrases, à la manière d'un cuisinier jouant d'ingrédients verbaux ; si ses parents tenaient un véritable restaurant végétarien le long des rues commerçantes de la périphérie, lui avait appliqué cet art culinaire au dictionnaire, dupliqué le sens de la langue pour mieux communiquer. Il se justifiait par rapport à ses frères et sœurs, qui avaient pris l'habitude de l'écouter raconter des histoires avant de s'endormir, quand ils s'entassaient à quatre dans la seule chambre de l'appartement, et de là avait appris le goût du substantif, perfectionné les saveurs d'adjectifs, expérimenté les verbes d'imaginaire. C'était d'ailleurs ce plaisir du vocabulaire qui avait rapproché les deux garçons, rencontrant l'un chez l'autre à deux cent ans d'intervalle un camarade de cadavre exquis. Par conséquent, le fantôme respectait ce temps d'élaboration en dépit de son impatience, car celui-ci servait aussi à désamorcer les impulsions, à chasser les mauvais termes pour ne conserver que les plus efficaces, les mieux dosés, ceux qui feraient progresser la conversation sans risquer qu'un des interlocuteurs ne se braquât. Souvent cette discipline avait porté ses fruits, et valait désormais à l'enfant l'attention constante de ses pairs. Jusqu'à ce qu'il ne lâchât une vanne stupide pour se détendre.  
« Je t'ai déjà raconté l'histoire de James Northfolk ? Un Eraser, ami de mes parents depuis la naissance d'Amber. Quelqu'un de très juste, qui détestait la violence, toujours à chercher la solution qui causerait le moins de dégâts dans les deux camps opposés. Il était dans la section anti-Evolves et travaillait avec les scientifiques en tant que testeur des pouvoirs de synthèse. Il était persuadé qu'en se mettant dans la peau des Evolves, les miliciens les comprendraient mieux et pourraient concevoir de nouvelles façons de vivre ensemble. C'était utopiste, bien sûr. Mais tout le monde l'appréciait pour cette conscience humaine, enfin, surhumaine, presque. Je l'aimais beaucoup. »
Enoch était suspendu, tête en bas, à son récit. L'estime que portait Nolan à l'égard des défenseurs de Madison était un sujet délicat qu'il n'évoquait jamais parmi sa bande – en présence de Silène et de Faustine encore moins – car tous les avis étaient loin de leur être favorables. Néanmoins, pour en avoir côtoyé de tous les genres, l'Ancien ne se prononcerait pas ; l'unique détail sur lequel il tiquait était ce funeste imparfait, dont il craignait d'anticiper les raisons.
« Il utilisait régulièrement des fioles de pouvoir ? » demanda-t-il pour relancer la tirade sur les rails que lui avait indiqués le Samoan, lequel acquiesça avant de reprendre :
« Quand il venait manger à la maison, c'était rare qu'il n'ait pas un nouveau don à nous décrire. C'était chaque fois de brèves expériences, pas plus d'un jour ou deux, à dose homéopathique. Les scientifiques et ses supérieurs veillaient au grain. Mais il y a deux ans, on a commencé à moins le voir. Il ne donnait que peu de nouvelles, restait allusif à l'holophone, disait qu'il ne voulait pas nous inquiéter. Il a même arrêté de passer au restaurant. Et en janvier 2212, il a définitivement coupé les ponts. »

À l'orée de sa cervelle, le spectre entendit un ricanement féroce. Le juste aura fini par subir l'injustice suprême ! Bon ou non, c'est pareil pour tous. Ça lui apprendra à vouloir jouer les super-héros. La Chimère vint se lover autour de sa taille, tel un chien des enfers qui se couche contre sa gamelle, ses cornes frôlant ses vêtements et ses griffes plantées dans la peau fine de ses flancs. Enoch ne sut réprimer un frisson glacial quand un appendice écaillé se coula le long de ses reins. Bah quoi, ça m'intéresse aussi. Ce petit raconte bien, mais toi et moi savons trop que sa conclusion ne nous appartient pas, alors pourquoi s'en affoler ? Une nuance anxieuse filtra pourtant à travers sa gorge.
« Que lui est-il arrivé ? »
Du bout des ongles, Nolan grattait les peluches sur la couverture, tête basse. Une poignée de secondes s'éparpillèrent sans bruit, leurs poumons gelés par une vérité qui ne serait jamais aussi brûlante que dans le silence. Trop d'indices déjà annonçaient le sort de cet Icare post-moderne, si bien que ce ne fut plus une surprise quand il apposa enfin des mots dessus.
« On a appris qu'il s'était suicidé. »
Le monstre gloussa, ravi de sentir les muscles de son cageot se tendre d'horreur. Il fit claquer sa gueule d'aigle à trois reprises puis, à l'instant où ce dernier tenta de le regarder dans ses yeux de reptile, s'échappa d'un bond félin en abandonnant le fantôme à ses réflexions. Même privé des justifications qui poussèrent ce Northfolk à un tel geste, il comprenait où Nolan avait souhaité l'amener et, naturellement, recomposa le puzzle selon le scénario le plus sombre qu'il eût créé pour se protéger. En effet, plus il s'effrayait et plus il érigerait un rempart salvateur entre lui et la Bête, un carapace d'épouvante afin de s'y réfugier dès qu'il l'entendrait frapper contre son sternum ; ainsi convaincu des bénéfices de la terreur, il s'imagina que le triste James avait vendu son âme au Diable avec de plus en plus d'ardeur, que les doses s'étaient faites insuffisantes, qu'il avait réclamé des injections plus importantes, à un rythme soutenu, et que devant le refus des scientifiques qui hurlaient à la folie, il avait commencé à voler des échantillons, à trafiquer ses fioles grâce aux expérimentations du marché noir. Finalement découvert, il avait été radié des forces de l'ordre, s'était retrouvé comme un camé en manque d'héroïne, à la rue, rejetant toute aide et renié tant par ses anciens collègues que par ces Evolves qu'il avait pourtant cru mieux comprendre. Mais il n'avait juste rien compris du tout et, par désespoir ou par un rare élan lucide, eut recours à l'unique moyen qui le ferait arrêter. Définitivement. Voilà. Une fin misérable, une morale qui l'est tout autant, et le petit poucet, le cœur au bord des lèvres, qui approuve le désastre.

« On n'a jamais su pourquoi. Bien sûr, tous ceux qui le connaissaient sont convaincus qu'il y a un lien avec ses prises de mutations. Même mes parents pensent qu'il en a abusé et qu'il a fini par le payer. Mais moi, je n'y crois pas. Ce n'est pas à cause d'une addiction aux pouvoirs qu'il est mort. C'est parce qu'il a perdu confiance, en lui d'abord, puis en les autres. Il n'a pas voulu imposer son état à ses proches et les inquiéter. Et parce qu'il n'a plus parlé à personne, il s'est retrouvé seul. C'est la solitude qui l'a tué, Enoch. Juste la solitude. »
Il y avait une profonde peine dans son ton, un chagrin infini dirigé à la fois vers le défunt et vers le fantôme, qui se lisait sans mal dans le regard qu'il lança à ce dernier. Étourdi, Enoch n'osa pas tout de suite le lui rendre – la fonte des glaces menaçait ses iris bleus de froid – et fut même incapable d'articuler quelques malheureuses syllabes, qui restèrent coincées dans son gosier. Qu'aurait-il pu dire qui en valut l'effort ? Présenter ses condoléances, s'excuser, promettre qu'il allait tirer un trait ? Rien n'aurait été approprié. Il n'était plus sûr de rien, du bon mot, du bon geste. Son crâne était un tableau noir sur lequel une bestiole cauchemardesque limait ses griffes.
« Je n'ai ni ton vécu ni ta vision du monde, Enoch, alors je n'ai pas le droit de te donner des conseils sur ce que tu devrais faire ou non. C'est toi qui décides. Moi, je veux juste que tu parles. Même si c'est pas à moi, et tant mieux d'ailleurs si tu connais d'autres personnes en qui tu aies confiance, qui que ce soit, pourvu que tu aies quelqu'un et que tu ne sois pas isolé. C'est pour ça qu'Anselme a choisi de rester, parce qu'il a peur pour toi, mais il a du mal à le dire, ce n'est pas facile. On a tous peur pour toi. Et si ça te gêne, si ça t'embête, on est désolé. On ne veut pas que tu affrontes ça tout seul ou que tu te sentes abandonné, c'est tout. »
S'ensuivit un moment de silence embarrassé dans les deux camps. Revenue à une timidité qu'il ne témoignait qu'aux étrangers, Nolan s'abîma dans la contemplation d'un tresse qui dépassait de sa chevelure pendant qu'Enoch, estomaqué par ce puissant aveu, doutait de pouvoir formuler une phrase intelligible en moins d'une heure trente. Sa dispute avec Anselme lui revenait cruellement en mémoire, bientôt chassée par des portraits qui surgissaient sans qu'il ne l'eût demandé, des visages familiers que le terme confiance avait convoqués. Shane fut le premier – qui d'autre que son meilleur ami pour remplir ce rôle de confident – suivi de Chaze – mais il eut un serrement au cœur en sachant qu'il ne le reverrait peut-être jamais – et même Giovanni, à qui il s'était confié à moitié seulement, mais avec une facilité qui n'avait rien d'humain. Sur le coup, aucun de ces trois hommes ne lui inspira pourtant ce sentiment de sécurité indispensable, le courage de se livrer pour ce qui le couvrait de remords. Il ne voulait pas qu'ils apprennent ce qu'il était devenu, ne voulait pas distinguer l'angoisse ou la réprobation dans leurs prunelles – enfin, sauf Giovanni, qui éclaterait peut-être de rire ou lui demanderait de lui grattouiller la tête sans raison. Toujours est-il que le résultat était similaire. Il n'avait personne. Et jamais il n'aurait songé que cela fût si atroce à reconnaître.

« Je ne sais pas par où commencer. »
Il entendit sa voix comme s'il ne s'agissait pas de la sienne. Venue de son larynx et néanmoins de nulle part, d'une autre dimension, du septième continent, elle se faufila en un murmure contrit jusqu'aux tympans de Nolan qui délaissa aussitôt son activité capillaire. Le sérieux recouvrant son faciès abîmé fondit alors plus vite que neige au printemps, remplacé par un mince sourire que le fantôme se surprit à avoir espéré sans en avoir conscience. Tout n'était peut-être pas aussi obscur qu'il l'avait cru, à partir du moment où Pen était capable de rayonner ainsi de nouveau. Même si, tandis qu'il lui renvoyait une courbe tâtonnante, deux crocs polaires revinrent s'enfoncer dans sa nuque.
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16.01.16 14:26
Il lui raconta tout. Sans s'interrompre que pour reprendre son souffle ou rattraper un mot égaré à l'arrière de son crâne, s'exprimant de façon décousue, un récit-patchwork, car il se laissait parfois happer par certains souvenirs qui à leur tour en convoquaient d'autres et, dérivant ainsi le long des flots de jadis, il remonta les méandres de son âme, sinua à travers son enfance jusqu'à la maturité, dégringola de la fin de l'adolescence aux premiers soubresauts de sa conscience humaine, le tout sous l'œil silencieux de Nolan. Il lui raconta les joies et les peines, les illusions et les désenchantements, les réussites et les échecs. Il lui raconta sa maison de Brunswick qu'il quitta avant la majorité, avec sa chambre telle une alcôve étouffante, un divin cloaque où il avait subi les aléas de son corps et les vicissitudes de son esprit ; le désarroi mutique de ses convalescences qu'il avait appris à aimer, non parce qu'il pouvait y lire tout son soûl sans plus se préoccuper de l'école – il bénissait presque ses maux pour lui autoriser ce privilège – mais parce qu'à de rares moments, durant les hauts pics de fièvre, sa mère lui témoignait une affection maladroite que son rôle d'infirmière servait tant bien que mal à légitimer. Il lui raconta son père, cet absent infini depuis qu'il était capable d'énumérer les deux cent pays du monde, lesquels il avait appris par cœur pour recréer sa présence, même lointaine, même intangible, ce père aux mains aussi vastes que le désert de Gobi, plus grand que le sommet des Rocheuses, imprévisible comme le Mississippi, qui n'avait jamais su s'occuper de lui mais qui, dans son dos, avait œuvré pour lui transmettre des valeurs qui appliquait aujourd'hui encore. Il lui raconta le bruissement des pages plus doux qu'un je t'aime, les mensonges échevelés pour esquiver les bancs de classe dont l'un, qui expliquait qu'en raison d'un alien logé dans son nombril il ne pouvait assister au cours de grammaire, lui valut un séjour musclé chez le proviseur ainsi qu'une longue et confuse séance d'exorcisme par le curé de la bourgade.
Il lui parla de sa fuite saugrenue, à la faveur d'un après-midi en solitaire, qui l'avait mené à Madison au terme d'un passionnant périple d'un bout à l'autre du Maine, et avec cette ville le début de ses galères, de ses emmerdes, les prémices de cette folie qui ne tarderait pas à s'emparer du monde et à laquelle des gens plus inspirés que d'autres donneraient le nom d'Evolve. Il lui parla de ses fréquentations, de cette incarnation de la bonté sur Terre en la personne de Shane, ce petit brun qui avait toujours cru en lui depuis leur rocambolesque première rencontre et qui, à ce jour, était le compagnon qu'il chérissait le plus ; il lui parla de Jesse comme il n'en avait jamais parlé à quiconque, non avec peur et cruauté mais en plaçant sur ses sentiments des mots qu'il avait jusqu'à lors étouffés, strangulés, engloutis au plus profond de sa honte, ce violent contraste de terreur et de désir qu'il était incapable de maîtriser en sa présence et qui l'emplissait de trouble ; il ne lui parla pas de Chaze parce qu'il ne voulait pas risquer de dénoncer sa couverture, même devant un adolescent de treize ans, et pourtant le scientifique hantait chacune de ses phrases lorsqu'il en vint à l'histoire de son don et des changements que celui-ci provoquait à l'intérieur de son psychisme. La Chimère, qui s'était tue, n'aurait sans doute pas apprécié d'être ainsi décortiquée, poils, écailles et plumes, d'être exposée de cette manière aux yeux d'un simple humain. Cependant Enoch n'omit rien, ne sublima ni ne détériora la réalité, fût-elle aussi médiocre que lui-même, il en peignit les nuances les plus justes possible, n'essayant point de se faire passer pour une victime ou un garnement méritant parce que la vérité était décidément beaucoup plus complexe qu'une séparation binaire entre innocence et culpabilité.

Au fur et à mesure que son discours tournoyait, alors que sa vie noircissait et noircissait d'invisibles pages et qu'il égrainait les individus qu'il avait côtoyés avec plus ou moins d'humeur, le fantôme se sentait redevenir maître de celle-ci. Le contrôle qui lui avait été retiré à son insu depuis qu'il avait été précipité dans le futur semblait de nouveau irriguer ses muscles, retisser ses articulations qui le tiraillaient à présent, et plus il énonçait les faits et les émotions et plus il était capable de comprendre ses actions. Étrange que ce genre de rétrospection, dont il avait été si friand à l'époque où tout se déroulait dans l'ordre normal des choses, lui fût devenue étrangère durant huit semaines. Au fond, c'était cela qui lui avait manqué pour accepter l'évidence. Un moment de repos, à lui, pour faire le point. Un moment dépourvu de tout impératif, libéré de contraintes et de coercitions, où il n'y avait plus que lui et lui-même pour converser sur soi. Parce qu'Enoch n'était pas homme à exprimer spontanément ses troubles muets, parce que son crâne s'était transformé en une boîte de Pandore, parce que son être entier s'était retrouvé chahuté par un cyclone de force neuf pendant deux mois pleins, il n'avait pas eu le temps de réfléchir à tout cela et il s'était laissé porter de catastrophe en catastrophe, servile pantin de son désarroi. Ironie du sort que ce défaut de temps lorsqu'on a déjà dégobillé deux siècles à la façon d'un mauvais rêve. Mais voilà, c'était fini désormais. Il était ici. Il était lui, fils de Richard et Skuld Livingston, née Kolbeinndóttir, et en dépit de ses racines sectionnées, de ses branchages arrachés et de son tronc laminé, il se savait prêt à bourgeonner une nouvelle fois. À retendre vers le ciel sa nature première, cette condition qui faisait de lui ce qu'il était, ses aptitudes intrinsèques.
La panique avait marqué son territoire, qu'elle fût extravertie ou pudique, et c'en était terminé. Car s'il pouvait se trouver encore sur Terre des personnages tels qu'Anselme, Fredigan ou Giovanni, des personnages qui évoluaient dans ce contexte hostile sans jamais se départir de leur éthique, alors le spectre devait être capable d'en faire de même. Comment oserait-il lever les yeux et les regarder en face, sinon ? Il avait assez maudit son environnement, ruiné suffisamment sa confiance et broyé ses espoirs pour se découvrir des raisons inédites d'espérer. Il était grand temps qu'il cesse de survivre, de vivoter tel un zombie en pleine apocalypse. Tout n'allait pas si mal. Il viendrait à bout de cette Chimère.
Lorsqu'il se tut enfin, la nuit s'était déposée sur les cimes. Le silence chut sur le toit de la cabane comme une paume recouvre une tête d'enfant, et ses deux occupants restèrent un instant immobiles, ressassant ce qui venait d'être dit sans chercher à l'interpréter ou à le commenter, l'un épuisé de sa propre logorrhée, l'autre à demi-assommé par les. L'application lampe-torche du bracelet de Pen projetait un effet feu sur les murs du petit logis – Google lui avait offert ce mode pour remplacer l'habituel faisceau néon – et, n'eût été le froid qui s'insinuait peu à peu à travers les lattes de bois, ils se seraient crus autour d'un véritable foyer. Enoch se perdit dans l'entrelacs de ses phalanges, tête basse. Il ne savait quoi rajouter à son récit, de même qu'il n'attendait pas de réponse de la part du Samoan ; aucun mot supplémentaire ne paraissait approprié. Il fallut toutefois rompre le mutisme, ce à quoi s'attela l'adolescent avec stratégie, sur fond d'un sourire neutre qui ne signifiait rien.
« Rentrons à la maison », lâcha-t-il en se relevant.
Et l'Ancien acquiesça avant de l'imiter. Ils quittèrent la cabane presque soulagés, comme s'ils abandonnaient derrière eux une épreuve de mathématiques, une dépouille de chat, un fantôme. Ils la quittèrent comme on quitte une crypte, les mains dans le dos, incertains de ce qu'ils n'oublieraient là-bas et de ce fil tendu entre eux pour rappel. Sans doute se savaient-ils maintenant plus proches l'un de l'autre, néanmoins le poids des aveux mettraient plusieurs jours à se diffuser, le malaise disparaîtrait progressivement pour n'en laisser que les bénéfices, la brillance d'une conviction partagée. Nul besoin de se brusquer. Ils seraient patients.

Enoch raccompagna Nolan au restaurant de ses parents, que Talweg avait pris soin d'informer en début de soirée après qu'il s'était séparé d'Anselme. De toute manière, ils auraient compris de suite les justifications de leur fils en apercevant le garçon à ses côtés, si bien qu'il ne reçût qu'une brève réprimande pour ne pas les avoir prévenus de lui-même. Le petit poucet eut beau s'excuser et vouloir supporter la responsabilité de ce manquement, ses tentatives furent écartées par les adultes autant que par son ami, qui insista pour assumer son acte et lui proposa de manger les restes du premier service en guise de souper. Il accepta, moins pour s'éviter des inquiétudes que parce qu'il mourrait réellement de faim, et prit congé sur les coups des vingt-trois heures, repu, rasséréné jusqu'à atteindre son propre pallier.
Elle attendit que la porte s'ouvre pour lui sauter à la gorge.
Seuls, enfin ! J'ai cru que ça ne s'arrêterait jamais. Et blablabla et blablabla mais qu'est-ce qui t'a traversé la tête pour lui raconter tout ça ? Sûrement pas moi, tu me diras, tu as occulté le meilleur, comment s'appelle-t-il déjà, oh, ça me revient, Neal et sa clique. Tu n'as pas voulu l'effrayer n'est-ce pas, c'est brave, quel idiot tu fais, tu ne vois donc pas que c'est là que nichent tes véritables peurs ? Tout ce que tu as dit n'a servi à rien, t'es passé à côté de l'essentiel. Ta vie, je la connais par cœur, crois-moi, ce n'est pas dans la honte ou la faiblesse que les serpents couvent. Ils se lovent dans les ténèbres, ils rampent parmi les terreurs, et tu sais comme moi que cette petite séance psychologique n'a eu aucun effet sur le véritable nœud du problème. Devine pourquoi ? Je te le donne en mille. C'est moi que tu traques. Tu tentes de me cerner, de me définir à travers le prisme de tes choix. Parce que tu sais, à présent, que je ne suis nul autre que toi, que je suis ce que tu es, ce que tu as façonné tout au long de ton parcours, ta Chimère, ton reflet, celui que tu essaies en vain de nommer, de circonscrire avec ton pauvre vocabulaire d'humain.
Sur fond d'obscurité, une silhouette d'ombre rôdait sur les parois, grimpait sur les meubles, dissimulait la fragile lumière de la lune à travers la vitre. Enoch décida de ne pas allumer le plafonnier ; il préférait encore ne pas la voir, ne pas discerner ses couleurs qu'il imaginait trop bien, ce mélange de gris fauve et de sanguine, ce zinzolin anisé, ni observer la découpe ciselée de ses fourrures sur le mur. L'entendre suffisait à son horreur.
Vas-y, mets-toi à l'aise mon cageot, tu es chez toi. Nous sommes chez nous, plus d'enfants, plus de mioches avec leurs grandes théories d'innocence. Ici, tu es libre de donner corps à tes désirs, à tes pulsions de mort. N'est-ce pas que tu les méprises tous, eux qui ne peuvent te comprendre, eux qui n'ont pas vécu ce que tu as vécu. N'est-ce pas que tu les détestes, eux qui ont une famille chez qui rentrer le soir, une ville qui les reconnaît et les accepte ? N'est-ce pas que tu es seul, enfin, plus tout à fait puisque je suis là moi, tu as vu, je ne suis pas parti. Reprends ton entraînement, continue de m'apprivoiser. Il n'y a que moi qui fasse attention à toi. Il n'y a que moi qui te donne une raison d'avancer. Tu ne peux compter que sur toi. Et moi, je veillerai sur toi.
À l'aveugle, Enoch se dirigea vers son matelas et se laissa choir dessus, face contre les draps. Il ne retira ni ses chaussures ni ses vêtements, trop fatigué des événements de la journée, le cerveau en bouillie, les muscles amorphes. Être tranquille. Seul. C'était tout ce qu'il demandait. Demain, il retournerait travailler, il reprendrait une existence normale, ou du moins tenterait ; la Chimère pouvait aller se faire mettre, il ne l'écouterait plus. Plus jamais. Mais tandis que le sommeil venait le cueillir d'un coup de serpe, tranchant net sa conscience, il se sentit étreint contre un épais poitrail, blotti au creux d'un pelage d'ours et des pattes de lion, et il se demanda s'il parviendrait à tenir ses résolutions.
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